vendredi 16 octobre 2009

Comment reconnaître un grand auteur ? (Partie 1)

Aujourd'hui je ne poursuivrai pas mon soliloque "Expliciter le programme..." car nous sommes vendredi. Et alors ? Et alors ce vendredi j'inaugure une nouveau libellé qui aura pour but de vous présenter une sorte de "Journal d'un doctorant".

A quoi ça sert ? A sauver une espèce en détresse: le thésard. Et pour ce faire quoi de mieux que de nous éloigner des clichés du doctorant-qui-se-prend-la-tête-sur-des-micro-problèmes-qui-n'intéressent-personne-et-qui-n'a-pas-d'avenir-dans-le-monde-de-l'entreprise-où-il-faut-se-lever-tôt, en essayant de montrer que les questions qu'un doctorant aime à se poser sur un blog qui se perd dans le silence éternel de ces espaces infinis du virtuel qui l'effraient (c'est Blaise qui m'a soufflé le début, j'ai massacré la fin tout seul ...), sont des questions qui, au fond, peuvent intéresser tout le monde (même de l'entreprise).

La question de ce vendredi est donc: "Comment reconnaître un grand auteur ?"

Bien entendu c'est une question lourde de sens et la première réponse qui vient est un peu comme celle, assez classique, qui suit toute question sur la beauté ou l'intelligence (observez dans un tel débat qui soutient ces arguments, et vous verrez que ce n'est pas par hasard...): "c'est relatif", "c'est fonction des goûts et des couleurs" et "tous les goûts sont dans la nature" et puis "les goûts ça se discute pas", "on dit pas 'c'est pas beau', on dit qu'on n'aime pas", etc., etc.

Bon, admettons. Et après ? Y a-t-il un absolu, ou tout simplement un quelque chose, chez un auteur, qui nous permet de savoir si c'est un GRAND (ou bien un moins petit que les autres) ?
Vous remarquerez que ma question n'est pas "comment être ou devenir un grand auteur ?". C'est logique: c'est un peu comme ceux qui prétendent savoir gagner au loto. Si je savais comment devenir un grand auteur, je n'écrirais pas sur un blog non-référencé (même dans Google!). Non, ma question est bien plus terre-à-terre.
Ma question est celle d'un modeste doctorant qui veut briller en société (en citant des auteurs reconnus comme grands). Bref, comment être sûr que tel auteur est un grand auteur ? Là est la question.

Explorons les cas des grands auteurs suivants (tous ont un pied (enfin le gros orteil pour Nietzsche), voire les deux, dans le XX° siècle): Joyce, Proust et Musil en littérature, Sartre et Nietzsche en philosophie, Keynes et Galbraith en économie, et Bourdieu et Baudrillard en sociologie, Carbonnier en droit.

Une première explication, bien de chez nous serait, c'est un grand auteur car il a fait Polytechnique et l'ENA. Inutile d'essayer d'argumenter sur ce point: aucun des auteurs de la liste précédente n'a fait Polytechnique ou l'ENA. Donc c'est réglé, passons à la suite.

Une deuxième explication qui peut être donnée est la suivante: classiquement, on entend par auteur, un "homme de lettres". Or qui dit lettres, dit littérature et qui dit littérature, par les temps qui courent, dit Prix Nobel. Soit. Un auteur important dans une discipline serait un Prix Nobel: c'est le cas de Sartre par exemple (mais il l'a refusé).
Ce qui expliquerait pourquoi Keynes ou Bourdieu n'ont pas eu le Nobel: il n'existait pas dans leur discipline. Plus précisément, il n'existe pas pour la sociologie et de fait pour le domaine de prédilection de Bourdieu (ou de Baudrillard). Pour Keynes il n'existait pas. Mais au fond il n'existe toujours pas (nous y reviendrons un jour...).
Donc pour faire simple: dans les disciplines où existe un Prix Nobel, on peut reconnaître les grands auteurs au fait qu'ils ont eu le Nobel. Mais est-ce un critère qui se vérifie dans le passé ? Le Prix Nobel de littérature existait à l'époque de Joyce, Proust ou Musil, et pourtant, ils ne l'ont pas eu. Cela peut vouloir dire deux choses:
- soit ils étaient trop peu reconnus comme de grands auteurs à leur époque pour être Nobel,
- soit ils étaient de trop grands auteurs pour l'avoir.
Je vous laisse juge. Mais une chose est sûre ce n'est pas le Nobel qui permet de dire qu'un auteur est un grand auteur. Etre édité dans la Pléïade non plus, puisque c'est une collection essentiellement tournée vers la littérature.

Une troisième explication peut venir: un grand auteur c'est un homme cultivé qui a fait des études supérieures et même une carrière universitaire. Autrement dit, un grand auteur serait un grand Professeur et aurait donc été un thésard à un moment ou à un autre... Exception faite des hommes de lettres, nous pouvons penser que pour apporter à la pensée en philosophie, en économie, en sociologie ou en droit, il faut avoir fait une thèse, avoir montré patte blanche. Disons que de nos jours c'est un peu le schéma classique. A-t-on donc des Universitaires dans notre liste des grands auteurs ? Oui. Nietzsche, Keynes, Bourdieu et Carbonnier par exemple. Sartre est une exception. En plus d'avoir refusé le Nobel de littérature, il a refusé l'invitation de Claude Lévi-Strauss à devenir Professeur au Collège de France... Quelle classe !

Au passage, nous observons que ce n'est pas parce que Bourdieu a été Professeur au Collège de France que c'est un grand auteur. Et malheureusement pour moi, ce n'est pas parce qu'il a fait une thèse... Il n'est pas docteur, Nietzsche oui, Keynes oui, Carbonnier oui mais Bourdieu, non. Baudrillard non plus d'ailleurs. Je sais ça fout un gros coup au moral de tout thésard: la thèse ne suffit pas à devenir un (grand) auteur... La carrière universitaire non plus: celle de Nietzsche fut très courte... Celle de Galbraith fut parsemée de responsabilités politiques.

Pour résumer: ni Polytechnique, ni l'ENA, ni un Prix Nobel, ni une thèse ou une carrière universitaire, ne suffisent à discriminer un grand auteur. Pour faire simple, vous ne brillerez pas en soirée en disant: "J'étais avec un grand auteur aujourd'hui, j'ai assisté à une soutenance de thèse !"
Un point commun relie les auteurs dont je vous ai parlé: ils sont tous morts. C'est malheureusement vrai. Mais certains étaient considérés comme des classiques de la pensée bien avant leur mort: quel juriste oserait ne pas cacher qu'il n'a pas lu Jean Carbonnier lorsqu'il était jeune étudiant il y a une vingtaine d'années? Quel historien de la pensée dirait que l'économie eût été la même s'il n'y avait pas eu Keynes à Cambridge dans les années trente ? Quel sociologue, peu importe son obédience théorique, aurait nié le moindre apport chez Bourdieu à la parution de La Distinction ? Aucun.

Nous voilà devant une autre évidence: un grand auteur a pu l'être de son vivant. Certes nous songeons fréquemment à Aristote, à Platon, à Kant, à Montaigne, à Rabelais ou à Pascal lorsque nous parlons de grands auteurs, ils sont au loin, c'est pour ça qu'ils sont grands ! Là encore: perdu ! Tous les auteurs cités plus haut ont connu le XX° (ou presque: Nietzsche est mort en 1900). Or le XX° siècle c'est pas si loin.

Au mieux pourrait-on dire: un grand auteur c'est un auteur dont on n'a pas besoin de préciser le prénom sauf à vouloir générer une incongruité (disorder), et surtout qui n'a pas de diminutif. Qui connaît le prénom de Montaigne ? Celui de Rabelais ? Je ne vous fais pas l'offense de vous demander ceux de Platon et d'Aristote...
Le critère néanmoins est ténu. Et il n'est pas très clair. Alors quid ? Quel critère retenir ? Voilà ma solution: pour identifier si un auteur est un grand auteur, il suffit de voir si le correcteur orthographique de Word le souligne en rouge ! C'est simple et ça évite de perdre du temps à se prendre la tête ! A bientôt !

6 commentaires:

  1. Enfin une attestation permettant de classer Friedman parmi les grands auteurs, de même que Robert Merton (qui, il est vrai profite peut être de son père) ou bien Gary Becker (grâce au réalisateur ou au tennisman?).

    Pas de chance pour Carbonnier, on regrette qu'il n'ait pas eu un petit fils footballeur ou acteur...

    Vince

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  2. Salut Vince, merci pour ton commentaire et pour ta vigilance. C'est un problème. Il y a en effet une vraie inégalité entre les auteurs. Au hasard, M. Boeuf ou J.-C.Poireau sont consacrés dès leur naissance alors qu'à ma connaissance ils ne font que profiter des choses de la nature... Un autre post devra donc se livrer à une investigation complémentaire. Fred B.

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  3. Carbonnier est souligné en rouge. Comment faire si on ne peut pas accorder une confiance aveugle à un logiciel développé par microsoft ?

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  4. Cher l'escargot, merci pour ton commentaire et pour la justesse de ta remarque.
    La première chose qui vient à l'idée de l'Homme de Bonne Foi est ceci: un logiciel essaie d'effacer Carbonnier de l'Histoire de la Pensée.
    Mais à la réflexion il vient également ceci: voilà que j'ai été trahi par la modification que j'ai moi-même faite au sein de mon correcteur ortografik: l'obliger à ignorer Carbonnier.
    La chose devient plus grave encore...
    Si, dans un premier temps, Carbonnier est souligné comme incongru, dans le second, il doit être ignoré pour ne pas être souligné...
    Alors je dois consentir à le reconnaître (en y joignant la précédente remarque dirimante de Vince): ma solution n'est pas adéquate.
    Je propose donc d'examiner plus largement comment un auteur est un grand auteur en circonscrivant ce qu'est un grand ouvrage ou un grand article pour être un grand auteur et ce qu'est une grande discipline pour accueillir un grand auteur d'un grand ouvrage ou d'un grand article.

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  5. Le plus grave cher Blogger, c'est que je finis par comprendre vos propos : votre conclusion est qu'il existe certainement de grands auteurs (si tout le monde était un grand auteur il n'y aurait pas de grands auteurs), mais qu'il n'existe quasiment aucun moyen de les identifier. Un peu comme une vérité tout à fait inaccessible.
    Votre solution est adéquate je pense dans la mesure où notre travail porterait sur une matière économique, pour l'occasion, tous les auteurs, même récents, présents au MIT ou à Harvard (prononcé à l'anglaise évidemment), seraient compris dans le correcteur orthographique.
    Conclusion, pour sauver nos auteurs, il nous faut créer un patch au correcteur de MicrosoftOffice afin d'intégrer nos auteurs, ceux qui reviendraient le plus souvent dans les écrits anciens et actuels. La récurrence d'un propos et de son auteur dans le champ de l'écriture parait être un bon moyen d'identifier les idées neuves et majeurs qui façonnent la pensée d'une matière.

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  6. Cher l'escargot, je reviendrai sur ton propos plus longuement en l'examinant point par point au sein d'un post qui fera suite à celui-ci.
    Pour l'essentiel, mon idée est la suivante: non pas que l'on ne puisse identifier un grand auteur, mais plutôt que l'on ignore par quel moyen cela s'effectue.
    Pour poursuivre ton analogie, la vérité n'est alors pas inaccessible mais indicible, appartenant au registre du tacite.

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