mardi 27 octobre 2009

Incongruité

"Tout ce que je sais, c'est que moi je ne suis pas 'marxiste'."
Karl Marx

samedi 24 octobre 2009

Expliciter le programme... (partie 3)

Bonjour à tous, dans mon dernier post en date du jeudi 15 octobre, je vous laissais sur ces quatre points:
"Pour nous résumer, j'ai avancé comme arguments dirimants :
- que le corps est le fond de notre conception de l'action,
- que sans lui nous sommes incapables de donner sens aux choses,
- qu'il est inconcevable de penser l'implicite sans le corps,
- et, fondamentalement, que négliger le corps dans un modèle théorique revient à condamner toute pratique comme fausse."

Je vais tout d'abord me livrer à une tentative d'explication de la première affirmation: "le corps est le fond de notre conception de l'action". L'affirmation peut apparaître un peu plate: "Certainement, il n'y a pas d'action sans corps puisque c'est notre moyen d'agir sur le monde." Soit. Vue sous cet angle, l'affirmation est un truisme. Mais à la vérité il faut y regarder de plus près. L'assertion est un peu plus fine: "le corps est le fond de notre conception de l'action." Il est question de "conception". Bien. Cela ne fait que remettre le problème à un autre mot. Peut-être mais cela rompt avec certains schémas de pensée...

Expliquons-nous. Parler de "conception" c'est parler de quelque chose que l'on va faire. En quelque sorte c'est parler de l'avenir, fut-ce un avenir proche. C'est donc faire des anticipations. Pourtant combien de raisonnements sur les anticipations sont menés sans considération du corps ? Avez-vous déjà lu un article ou un manuel en économie qui présente les anticipations sous l'angle des influences corporelles ? Il en existe, j'y viendrai dans un autre post. Ce que je souhaite examiner pour l'instant c'est fondamentalement si l'on peut penser la cognition sans l'incorporation.

Une première chose surgit à l'esprit du lecteur éveillé: "Stop ! Pourquoi est-on passé des anticipations à la cognition ?" Parce que les anticipations sont un aspect de la cognition. Le schéma est le suivant: faire une anticipation exige de mener un raisonnement, et qui dit raisonnement, dit cognition. Poursuivons. Imaginons donc que nous raisonnions sur l'avenir comme si nous n'avions pas de corps.

Pour formuler l'hypothèse comme un économiste: "Supposons que nous n'ayons pas de corps."

Par parenthèses, certains lecteurs, non rompus à l'exercice conceptuel en économie pourraient se dire: "Jamais un économiste ne poserait une hypothèse aussi farfelue ! C'est totalement irréaliste !". Et si je vous dis qu'il y a eu, des années durant, des modèles de commerce international sans prise en compte des coûts de transport ou de la distance qui sépare les pays qui commercent entre eux ? Mieux: et si je vous dis que, plus récemment, certains ont eu le "Prix Nobel" d'économie avec des modèles dont l'hypothèse est que nous connaissons la date de notre mort (ceci n'est - malheureusement - pas une blague) ?

Donc pourquoi ne pas supposer que nous n'avons "pas de corps" ? Essayons. Voyons si ce raisonnement tient. Suivons, par exemple, le raisonnement tenu par Stiglitz et Walsh dans leur présentation des anticipations au sein de leur ouvrage "Principes d'économie moderne" (2004, DeBoeck, 2° éd, p.395).

Ils présentent les trois grands types d'anticipation comme suit:

- les anticipations (que l'on pourrait qualifier de) "myopes": les individus "anticipent que ce qui est vrai aujourd'hui le sera également demain"

- les anticipations "adaptatives": les individus peuvent "extrapoler les événements du passé récent vers l'avenir"

- les anticipations "rationnelles": "les individus utilisent la totalité de l'information pertinente passée et présente, pour élaborer leurs anticipations".

Voilà les trois grands types d'anticipation. Et alors, où est le problème ? Pour l'instant, il n'y en a pas puisque ces définitions ne nous donnent aucune information sur les mécanismes au coeur de la "formation" des anticipations. Que disent Stiglitz et Walsh ? Ils nous disent ceci: "Comment les particuliers et les entreprises élaborent-ils leurs anticipations ? En partie sur la base de l'expérience passée."

Là ça devient plus intéressant ! Deux questions viennent:

- La première (que je traiterai plus tard): "Avez-vous déjà croisé une entreprise qui se promenait dans la rue ?"

- La seconde : comment peut-on dissocier "la base de l'expérience passée" et le corps ?

Je m'attends à une réponse de la sorte: "Peu importe, on n'est pas obligé de prendre en compte le corps dans l'explication, d'ailleurs les extraits ci-dessus montrent que l'on peut définir les anticipations sans faire référence au corps." Très bien. Alors examinons si le corps est mobilisé au sein des illustrations données par Stiglitz et Walsh:

- au sujet des anticipations rationnelles : "A certains moments, elles seront exagérément optimistes, à d'autres exagérément pessimistes (même si, au moment où ils prennent leurs décisions, les individus ont conscience de la possibilité de tels biais)."(p.396)

- au sujet des rapports entre les anticipations et la courbe de demande: "Enfin les anticipations des individus (ce qu'ils envisagent pour le futur) peuvent déplacer les courbes de demande. Si quelqu'un craint d'être mis au chômage, il réduira ses dépenses. Les économistes disent dans ce cas que la courbe de demande dépend des anticipations." (p.74)

Les questions qui viennent sont les suivantes:

- comment peut-on avoir "conscience" de son état optimiste ou pessimiste sans son corps ?

- comment peut-on "craindre" quelque chose sans aucune modification de son état corporel ?

C'est étrange et c'est certainement dû à un "biais optimiste" de ma part mais je ne vois pas comment le corps peut-être évincé de l'explication des anticipations... D'ailleurs, il y a un auteur, et non des moindres, qui ne s'était pas trompé à ce sujet... J'ai nommé: JMK.

La suite ? Ce sera au prochain épisode.

vendredi 16 octobre 2009

Comment reconnaître un grand auteur ? (Partie 1)

Aujourd'hui je ne poursuivrai pas mon soliloque "Expliciter le programme..." car nous sommes vendredi. Et alors ? Et alors ce vendredi j'inaugure une nouveau libellé qui aura pour but de vous présenter une sorte de "Journal d'un doctorant".

A quoi ça sert ? A sauver une espèce en détresse: le thésard. Et pour ce faire quoi de mieux que de nous éloigner des clichés du doctorant-qui-se-prend-la-tête-sur-des-micro-problèmes-qui-n'intéressent-personne-et-qui-n'a-pas-d'avenir-dans-le-monde-de-l'entreprise-où-il-faut-se-lever-tôt, en essayant de montrer que les questions qu'un doctorant aime à se poser sur un blog qui se perd dans le silence éternel de ces espaces infinis du virtuel qui l'effraient (c'est Blaise qui m'a soufflé le début, j'ai massacré la fin tout seul ...), sont des questions qui, au fond, peuvent intéresser tout le monde (même de l'entreprise).

La question de ce vendredi est donc: "Comment reconnaître un grand auteur ?"

Bien entendu c'est une question lourde de sens et la première réponse qui vient est un peu comme celle, assez classique, qui suit toute question sur la beauté ou l'intelligence (observez dans un tel débat qui soutient ces arguments, et vous verrez que ce n'est pas par hasard...): "c'est relatif", "c'est fonction des goûts et des couleurs" et "tous les goûts sont dans la nature" et puis "les goûts ça se discute pas", "on dit pas 'c'est pas beau', on dit qu'on n'aime pas", etc., etc.

Bon, admettons. Et après ? Y a-t-il un absolu, ou tout simplement un quelque chose, chez un auteur, qui nous permet de savoir si c'est un GRAND (ou bien un moins petit que les autres) ?
Vous remarquerez que ma question n'est pas "comment être ou devenir un grand auteur ?". C'est logique: c'est un peu comme ceux qui prétendent savoir gagner au loto. Si je savais comment devenir un grand auteur, je n'écrirais pas sur un blog non-référencé (même dans Google!). Non, ma question est bien plus terre-à-terre.
Ma question est celle d'un modeste doctorant qui veut briller en société (en citant des auteurs reconnus comme grands). Bref, comment être sûr que tel auteur est un grand auteur ? Là est la question.

Explorons les cas des grands auteurs suivants (tous ont un pied (enfin le gros orteil pour Nietzsche), voire les deux, dans le XX° siècle): Joyce, Proust et Musil en littérature, Sartre et Nietzsche en philosophie, Keynes et Galbraith en économie, et Bourdieu et Baudrillard en sociologie, Carbonnier en droit.

Une première explication, bien de chez nous serait, c'est un grand auteur car il a fait Polytechnique et l'ENA. Inutile d'essayer d'argumenter sur ce point: aucun des auteurs de la liste précédente n'a fait Polytechnique ou l'ENA. Donc c'est réglé, passons à la suite.

Une deuxième explication qui peut être donnée est la suivante: classiquement, on entend par auteur, un "homme de lettres". Or qui dit lettres, dit littérature et qui dit littérature, par les temps qui courent, dit Prix Nobel. Soit. Un auteur important dans une discipline serait un Prix Nobel: c'est le cas de Sartre par exemple (mais il l'a refusé).
Ce qui expliquerait pourquoi Keynes ou Bourdieu n'ont pas eu le Nobel: il n'existait pas dans leur discipline. Plus précisément, il n'existe pas pour la sociologie et de fait pour le domaine de prédilection de Bourdieu (ou de Baudrillard). Pour Keynes il n'existait pas. Mais au fond il n'existe toujours pas (nous y reviendrons un jour...).
Donc pour faire simple: dans les disciplines où existe un Prix Nobel, on peut reconnaître les grands auteurs au fait qu'ils ont eu le Nobel. Mais est-ce un critère qui se vérifie dans le passé ? Le Prix Nobel de littérature existait à l'époque de Joyce, Proust ou Musil, et pourtant, ils ne l'ont pas eu. Cela peut vouloir dire deux choses:
- soit ils étaient trop peu reconnus comme de grands auteurs à leur époque pour être Nobel,
- soit ils étaient de trop grands auteurs pour l'avoir.
Je vous laisse juge. Mais une chose est sûre ce n'est pas le Nobel qui permet de dire qu'un auteur est un grand auteur. Etre édité dans la Pléïade non plus, puisque c'est une collection essentiellement tournée vers la littérature.

Une troisième explication peut venir: un grand auteur c'est un homme cultivé qui a fait des études supérieures et même une carrière universitaire. Autrement dit, un grand auteur serait un grand Professeur et aurait donc été un thésard à un moment ou à un autre... Exception faite des hommes de lettres, nous pouvons penser que pour apporter à la pensée en philosophie, en économie, en sociologie ou en droit, il faut avoir fait une thèse, avoir montré patte blanche. Disons que de nos jours c'est un peu le schéma classique. A-t-on donc des Universitaires dans notre liste des grands auteurs ? Oui. Nietzsche, Keynes, Bourdieu et Carbonnier par exemple. Sartre est une exception. En plus d'avoir refusé le Nobel de littérature, il a refusé l'invitation de Claude Lévi-Strauss à devenir Professeur au Collège de France... Quelle classe !

Au passage, nous observons que ce n'est pas parce que Bourdieu a été Professeur au Collège de France que c'est un grand auteur. Et malheureusement pour moi, ce n'est pas parce qu'il a fait une thèse... Il n'est pas docteur, Nietzsche oui, Keynes oui, Carbonnier oui mais Bourdieu, non. Baudrillard non plus d'ailleurs. Je sais ça fout un gros coup au moral de tout thésard: la thèse ne suffit pas à devenir un (grand) auteur... La carrière universitaire non plus: celle de Nietzsche fut très courte... Celle de Galbraith fut parsemée de responsabilités politiques.

Pour résumer: ni Polytechnique, ni l'ENA, ni un Prix Nobel, ni une thèse ou une carrière universitaire, ne suffisent à discriminer un grand auteur. Pour faire simple, vous ne brillerez pas en soirée en disant: "J'étais avec un grand auteur aujourd'hui, j'ai assisté à une soutenance de thèse !"
Un point commun relie les auteurs dont je vous ai parlé: ils sont tous morts. C'est malheureusement vrai. Mais certains étaient considérés comme des classiques de la pensée bien avant leur mort: quel juriste oserait ne pas cacher qu'il n'a pas lu Jean Carbonnier lorsqu'il était jeune étudiant il y a une vingtaine d'années? Quel historien de la pensée dirait que l'économie eût été la même s'il n'y avait pas eu Keynes à Cambridge dans les années trente ? Quel sociologue, peu importe son obédience théorique, aurait nié le moindre apport chez Bourdieu à la parution de La Distinction ? Aucun.

Nous voilà devant une autre évidence: un grand auteur a pu l'être de son vivant. Certes nous songeons fréquemment à Aristote, à Platon, à Kant, à Montaigne, à Rabelais ou à Pascal lorsque nous parlons de grands auteurs, ils sont au loin, c'est pour ça qu'ils sont grands ! Là encore: perdu ! Tous les auteurs cités plus haut ont connu le XX° (ou presque: Nietzsche est mort en 1900). Or le XX° siècle c'est pas si loin.

Au mieux pourrait-on dire: un grand auteur c'est un auteur dont on n'a pas besoin de préciser le prénom sauf à vouloir générer une incongruité (disorder), et surtout qui n'a pas de diminutif. Qui connaît le prénom de Montaigne ? Celui de Rabelais ? Je ne vous fais pas l'offense de vous demander ceux de Platon et d'Aristote...
Le critère néanmoins est ténu. Et il n'est pas très clair. Alors quid ? Quel critère retenir ? Voilà ma solution: pour identifier si un auteur est un grand auteur, il suffit de voir si le correcteur orthographique de Word le souligne en rouge ! C'est simple et ça évite de perdre du temps à se prendre la tête ! A bientôt !

jeudi 15 octobre 2009

Expliciter le programme... (partie 2)

Hier, j'ai amorcé une illustration de la place du corps dans la prise de décision en me concentrant sur une situation que nous rencontrons tous au quotidien: contracter. Je vous ai invité à regarder le dol sous l'angle du geste et de la posture ou encore sous l'effet de l'émotion et de l'impulsion. En se tournant rapidement vers la psychologie et l'économie, j'ai souligné qu'il est traditionnellement entendu qu'un juge qui prendrait en compte le corps comme un élément susceptible de justifier l'annulation d'un contrat pour vice du consentement, serait "théoriquement" dans l'erreur.

J'en venais donc à dire que la "pratique" du juge pouvait aller à l'encontre du "modèle" et, en définitive, que le comportement d'un cocontractant pour une majorité d'auteurs en psychologie et en économie s'appréhendait indépendamment de sa corporéité. C'est intriguant...
Un modèle théorique a-t-il pu à ce point s'écarter de notre réalité quotidienne ? C'est bien possible. Mais au fond a-t-on besoin du corps pour penser le comportement d'un acteur ?

C'est une question que le juriste ou l'économiste est immédiatement amené à se poser s'il lit ces quelques lignes sans songer à autre chose... En effet, ne pense-t-on pas le comportement de la personne morale ou de la firme alors qu'elle n'a pas de corps ? En droit, une personne morale peut faire l'objet de sanctions pénales, par exemple, ou encore, le comportement du monopoleur est un grand classique à l'étude en économie. Bref, dans un cas comme dans l'autre, on parle d'une entreprise, on en étudie les pratiques, sans jamais songer à son corps...

Un comportement (économique), des pratiques (concurrentielles), des manoeuvres (dolosives), sont conçus et traités sans aucune référence au corps. Bref, pourquoi rapporter au corps quelque chose qui s'étudie sans y référer ?

A la vérité, nous y référons. J'ajouterai même que sans y référer nous ne pourrions accéder à ces problèmes, nous ne saurions les esquisser. Mais nous n'y référons pas explicitement. Le corps est là. Le corps est le fond de notre conception de l'action. Sans lui nous sommes incapables de donner sens aux choses. En d'autres termes nous donnons sens aux actions des organisations sur le marché en leur prêtant un corps, en les incarnant, en incorporant leur agir.

Qui partage cette position ? A-t-on des auteurs, des théories, des études qui vont dans le sens de mes propos. Assurément oui. De qui, de quoi s'agit-il ? J'y reviendrai...

Auparavant, je souhaite éclaicir une chose: je suis parti du dol dans un contrat pour filer mon idée. Pourtant le dol s'appréhende sous deux angles dans la formation du contrat: les manoeuvres dolosives (mensonge par manifestation) et la réticence dolosive (mensonge par omission). Comment considérer le corps avec la réticence dolosive ? Par l'implicite. Car il est inconcevable de penser l'implicite sans le corps.

Voilà beaucoup d'affirmations en un seul post. Pour nous résumer, j'ai avancé comme arguments dirimants :
- que le corps est le fond de notre conception de l'action,
- que sans lui nous sommes incapables de donner sens aux choses,
- qu'il est inconcevable de penser l'implicite sans le corps,
- et, fondamentalement, que négliger le corps dans un modèle théorique revient à condamner toute pratique comme fausse.

C'est sur la base de ces quatre points que je vous retrouverai bientôt.

mercredi 14 octobre 2009

Expliciter le programme... (partie 1)

A relire le post introductif, je m'aperçois combien les lignes directrices de ce blog sont tacites. Essayons-nous donc à plus de clarté... Manifestement ce blog ne traitera pas de l'actualité. Ou plutôt, il ne se préoccupera pas de donner un point de vue contingent aux débats qui animent les discussions journalistiques. Il s'agira d'essayer de mettre en lumière comment une épistémologie du corps oblige à repenser les théories qui structurent notre compréhension du monde. J'attire votre attention sur le fait que ces théories ne sont pas nécessairement scientifiques, chacun a des théories profanes sur le monde, le chercheur également, et parfois les théories profanes de celui-ci se confondent avec ses positions scientifiques.
Afin d'illustrer l'intérêt de la démarche, je vous suggère d'examiner au fil de ce blog quelques questions...

Commençons par le droit (je sais que quelques juristes me liront un peu)...
Le corps ou ses éléments ne sauraient être l'objet d'un contrat. Le corps est exclu du commerce juridique. Soit. Mais est-ce le seul moyen de considérer le corps en droit ? A défaut d'être l'objet d'un contrat, le corps peut-il en influencer la conclusion (ou le déroulement) ? Dans le cas du dol par exemple, peut-on considérer qu'un regard, un geste, une émotion ou une impulsion a trahi la volonté du cocontractant ?
La première chose qui vient à l'esprit du juriste est la suivante: "mouais, il est bien gentil avec sa question mais comment le juge appréciera-t-il le regard ou le geste, les émotions ou les impulsions..."
La première réponse qui me vient à l'esprit est la suivante: "peu importe comment le juge appréciera le regard ou le geste, les émotions ou les impulsions, le dol est psychologique donc il peut appréhender le corps par des voies détournées (et le voies détournées sont impénétrables...)"

La réponse peut certes laisser le juriste sur sa faim mais elle pose un autre problème, au niveau de la psychologie cette fois-ci: peut-on considérer le corps dans la psychologie du cocontractant ? Bref, le corps joue-t-il un rôle dans nos prises de décision ?
La psychologue donnera une réponse variable selon son obédience théorique et son champ d'intérêt mais prendre position sur cette question oblige à accepter une chose: le corps pose problème dans nos schémas de pensée. Un contrat ne saurait être considéré en psychologie comme une décision appartenant à un "processus de bas niveau" (la formule consacrée, en dit long sur la place du corps...). C'est un "processus de haut niveau" c'est-à-dire qu'il suppose une réflexion, une délibération, etc. En principe, le juge devrait donc faire fi du corps dans une prise de décision.

Pour résumer sur ce point, pour le juriste, le corps n'est pas un objet du contrat mais rien ne laisse entendre en droit que le corps est sujet du contrat (sauf à lire entre les lignes Jean Carbonnier). Néanmoins le juge peut prendre en compte une influence corporelle en examinant la psychologie des cocontractants.
Pour le psychologue, classiquement, le corps est exclu du traitement de haut niveau. Donc prendre en compte le corps sous l'empire de l'argument psychologique dans le contrat est aporétique...

D'ailleurs, au soutien de la position du psychologue, vient l'économiste... Essayons de raisonner comme l'économiste des contrats. "Supposons" que nous ayons un contrat à signer avec un autre acteur (le mot acteur est fort, il se distingue de celui d'agent, nous y reviendrons), comment être sûr que nous prenons la décision qui satisfait au mieux notre intérêt ? A-t-on toute l'information disponible sur notre cocontractant ? Bref, nous cache-t-il quelque chose ? Cette idée qui est celle des asymétries d'information (Akerlof, Stiglitz et d'autres) n'est qu'une forme d'actualisation du dol consacré dans le Code civil depuis 1804. Prend-elle en compte le corps ? Assurément pas. Un manuel de 500 pages sur l'économie des contrats peut s'asseoir sur le corps sans aucun problème: il ne donne pas lieu à la prise de décision, les informations corporelles sont négligées, etc. Ce n'est pas faute de parler de comportement. Williamson notre dernier "Nobel d'économie" en herbe parle de "comportement" opportuniste (au fond assez proche des asymétries d'information), sans aborder jamais le corps... Pour l'économiste, on peut donc en principe se "comporter" sans avoir de "corps"...

L'économiste donne donc raison au psychologue qui cantonne le corps au bas niveau (ou plutôt aux bas morceaux - nous reviendrons sur les bas morceaux avec Kurt Lewin...) et s'en détache sur ce motif.
Bref, c'est le juge qui est dans l'erreur s'il prend en compte le corps pour trancher un litige (comme un cas de dol) sur un contrat. En d'autres termes, la réalité juridique fait une erreur théorique !

C'est parce que je refuse de penser que la réalité se trompe lorsqu'elle ne suit pas un modèle théorique et c 'est parce que je m'oppose fermement au souhait sous-jacent de nombre d'auteurs de faire tendre la réalité vers un modèle théorique que j'ai mis en exergue la phrase suivante de Varela sur ce blog (et ailleurs...): "Je confesse un penchant pour l'hétérodoxie, et un grand appétit pour la diversité."

Je poursuivrai bientôt le fil de mon raisonnement en examinant d'autres points dans la lignée de ce post. J'essaierai de la compléter car il ne vous a pas échappé qu'il laisse encore à désirer sur bien des points.
Pour vous donner l'horizon de la réflexion: j'essaierai de vous montrer en recourant à des auteurs en philosophie, en linguistique, en neurosciences, en gestion, en sociologie, en anthropologie, en psychologie, en droit, en économie, en ergonomie, en design et en physique qu'en évinçant le corps dans notre compréhension de la Femme et de l'Homme nous avons un peu perdu de notre Humanité...

mardi 13 octobre 2009

"Désordonner" la science pour l'orienter vers le sensoriel !

Bienvenue !
Ce lieu modeste et virtuel n'a qu'une seule ambition, celle d'incarner un regard un peu différent sur la recherche en sciences sociales en la mêlant à une épistémologie de l'incorporation. La tâche est immense car de nombreux auteurs érudits et inspirés nous ont déjà livré nombre de réflexions pénétrantes en ce domaine. C'est donc sous l'empire (et le poids) d'une littérature parfois écrasante que nous devrons montrer l'intérêt de notre démarche. Mais réjouissons-nous de cette réflexion qui se meut autour de la question corporelle car elle laisse augurer une interrogation profonde sur la démarche scientifique en questionnant ce qui a fait son succès: doit-on rompre avec nos sens pour essayer de dire vrai ?