dimanche 29 mai 2011

De l'entretien

Au rang des raisons qui viennent à l’esprit lorsqu’il est question d’intoxication, quoi de mieux que l’esthétisation de l’entretien ?
Je m’explique.

Parmi les tâches ingrates, rien moins que l'entretien.

L’entretien nous oblige à tout ranger, à tout mettre à plat, à tout suspendre, pendant un moment, parfois de manière précipitée pour faire bonne figure.
Lorsqu’il dure en longueur, l’entretien se veut plus sérieux, approfondi, pour ne pas rester en surface et de telle sorte qu’il aille au-delà de ce qui se voit.
Dans ce cas-là, on remue le fatras, tout est sens dessus dessous, et l’atmosphère devient quelquefois irrespirable.

C’est inévitable, plus on tarde, plus la tâche est hardie. Tant de choses sont à mettre ensemble si vite – ou à mettre de côté pour les regrouper ensuite – afin de faire place nette pour retrouver un peu de sens dans ce qui s’est accumulé petit à petit.
Le remue-ménage confine à un remue-méninges. C’est à s’en arracher les cheveux.

Sur le moment, donc, quand on y songe, les réactions se font viscérales.

Très vite l’idée se dessine sous les traits d’un imaginaire négatif.
Associé à une inévitable corvée, l'entretien se présente comme une épreuve, un moment à passer – un moment par lequel il faut passer – à défaut de quoi dans les faits rien n’apparaîtra comme brillant.

L'être humain tout entier, réduit aux vicissitudes de la vie domestique, reconnaît que l’écueil est là.

L’entretien se veut plus efficace pour que rien ne lui résiste et ce en restant simultanément contenu dans l’espace et dans le temps. Tout doit être lumineux, clair, transparent. L’opération est facilitée. Dans le protocole à tout le moins.
Faire vite, faire propre, faire bien afin que rien ne dépasse. Mais pour en venir là, encore faut-il transformer le prospect, appâter le chaland.

Appâter. Rendre appétant. Générer l’appétit. Susciter l’envie en guise d’esthétisation afin d’évider la tâche de l’entretien de l’imaginaire de la corvée.

C’est mille fois mieux pour qu’on se souvienne en avoir entendu parler voire soi-même en avoir parlé. Où ça ? A qui ? Peu importe. Ça se mélange mais cela est tellement nouveau, si différent, évidemment mieux.

Tout était là pour que ça se vende puisque c’est simplifié. Dans les dédales d’un grand magasin, l’entretien a comme produit son propre rayon. D’un bout à l’autre, des linéaires emplis d’autant de références que de qualificatifs de l’entretien.
« Délicat », « actif », « concentré », « surpuissant », les propriétés se diluent et peu de choses in fine distinguent les types d’entretien. A l’exception peut-être de la nouveauté.

De la nouveauté, de sorte que l’on peut se mettre en avant, que l’on sera remarqué entre mille autres, pour être acheté, évidemment, pour faire l’objet d’un choix au milieu de tant de descriptions de l’entretien.

Et au-delà ? Quoi d’autre ? C’est nouveau certes mais c’est bref. Il en faut plus. Il faut du spectacle, de l’émotion.

Il faut en faire plus pour que les gens en redemandent. Qui mémorise, qui fidélise.

En ajouter. Ré-enchanter. Créer une expérience pour inviter à expérimenter, à manipuler, à toucher donc ce produit d’entretien.
On ne touche pas qu’avec les yeux. Pas dans l’entretien. Le produit d’entretien reste hors du corps mais il peut venir en contact avec la peau.

Le théâtre entre alors dans le jeu. Si l’entretien est mis en scène il se pare d’autres atouts. Déjà il a tout pour plaire. Il est ludique, amusant.
On se distrait avec l’entretien comme avec un bibelot. La vaisselle devient un jeu d’enfants.

On le personnalise même. Son contenant se présente sous les traits d’un être humain alors on s’y attache. On s’y habitue, on le collectionne.
L’entretien esquisse une aventure dont on suit le feuilleton de jour en jour. Ce n’est pas que le simple effet de la répétition, c’est aussi celui de la fiction. Avec un emballage généreux, le décor du contenant est planté.

Entretenir c'est une certaine hygiène de vie.
Mais pour en venir aux mains, le contenant de l’entretien doit aller plus loin encore : intriguer le contenu de notre corps.

Si nous sommes ce que nous mangeons, le fruit de l’élection sera l’aliment.
Par son pouvoir magique, l'aliment donnera au produit d’entretien une touche de plaisir, une note de saveur.

A tel point pour qui se fait prendre, que l’exhibition deviendra peut-être une immixtion.

Peu à peu au fil de l'entretien, doucement, lentement, se glissent les inférences gustatives. La métaphore est filée. Elle génère en nous quelque chose en plus. Et nous faisons corps avec lui.

Ce qui jusque-là devait se tenir hors de portée des enfants, ce qui devait se cacher, être mis à l'abri de la lumière et ne voyait le jour qu’à certaines occasions dans le ménage, se révèle, se déploie dans son entièreté et s’empare de la quotidienneté.

Le lieu de vie devient la scène dans laquelle s’expose, au cœur de l’intimité, l’objet marchand décoré : le produit d’entretien est beau, drapé dans ses habits gourmands.

Il vient comme une réponse en reflet du passé que l’on chérit, dont on a la nostalgie, il a l’air vrai, inoffensif, chargé d’images. On se reconnaît dans l’entretien.
Les couleurs qu’il nous présente. Les formes qu’il articule. Les contrastes qu’il agence, l’étiquette qu’il arbore, les odeurs qu’il laisse venir à nous comme par re-création, nous touchent.

Tous ensemble, par leur effet sur nos souvenirs et leur attrait sur nos sens, nous livrent un entretien comestible, vivifiant, revigorant, récréatif.

A première vue.

A première vue seulement, car, au goût, il en va autrement…

D’apparence comestible, le produit d’entretien est au vrai d’un naturel plutôt toxique. Sa composition est artificielle – chimique même – malgré l’habillage, le déguisement, les atours qui enrobent le contenu avec les nombreux accents du divertissement.

Loin d’être fade de prime abord, il est amer en arrière-goût.

On ne se méfie plus. On ne s’en protège plus. On le range avec tout le reste.
Il est là, au milieu, sans crier gare, éloigné du placard.
Sans surprise, on l’avale par mégarde, entre deux distractions dans lesquelles on verse d’un jour à l’autre inéluctablement.

Puis on sent bien qu’il y a comme un problème. Très vite la confusion se fait jour. La gorge est sèche. Parfois la vision se trouble et viennent des vertiges. Les maux de ventre naissent. On voudrait avaler autre chose comme pour oublier, comme pour faire passer ce qu’on n’aurait pas dû ingérer.

Que faire ? Boire ? Non.
Les conséquences n’en seraient qu’aggravées. L’ingestion a eu lieu.
Que faire alors ? Tout rendre pour que tout s’arrête ? Non ce n’est pas mieux. Dans un sens comme dans l’autre le produit d’entretien est mauvais.
C’est inutile de lutter, le piège s’est refermé.

La santé publique a montré ses limites: le triptyque de l'agent, de l'hôte et du contexte butte sur la réticularité de l'organisation marchande qui brise le prototype et sévit dans les parts de marché.

C’est cette esthétisation du produit de l’entretien qui nous a intoxiqué.

Sous l’effet de son emballage pulpeux, le produit d’entretien, appétant au premier regard, de toxique devient dangereux.

Mais le pire est encore à venir.

Il peut y avoir des témoins. Ils n’ont pas tout vu, ils n’ont pas tout saisi mais ils ont bien compris que l’entretien avait mal tourné.
Si quelqu’un se refait la scène, il s’inquiète et il sur-réagit.
Les solutions envisagées sont trompeuses ou inconsidérées : le risque s’accroît parce que l’on ne mesure pas – ou plus – ce qui est sérieux.

L’urgence chimique s’accentue avec la prise de risque empathique.

Empathie du parent pour son jeune enfant. Empathie de l’enfant pour son vieux parent. Certains sont plus fragiles et sont plus facilement exposés que d’autres aux subtilités esthétiques du produit chimique.

A l’instar de l’hôte, les circonstances peuvent également exercer leur influence à la hausse sur le danger.
Et tout compte fait la personne et le contexte s’entremêlent dans la confusion : Je n’ai pas vu ce qui s’est passé, je me doute qu’il en a bu mais combien ? Une gorgée. Deux tout au plus ! Je n’ai tourné la tête que deux minutes. Comment se fait-il qu’il ait bu de ce produit ? Je lui ai dit mille fois de faire attention. Rien à faire. C’est l’âge !

C’est l’âge !

C’est l’âge mais le produit ressemblait par hasard à un jus de fruits.

C’est l’âge ! Mais rien ne distinguait au passage ce produit d’un jouet.

L'ingestion de ce corps étranger est présentée comme le symptôme d’un rapport au monde : l’exploration pour les enfants, l’altération pour les moins jeunes.

Dans la précipitation, des choses nous échappent, et la conduite à tenir dérape.
Heureusement, patients et médecins se retrouvent parfois pour convenir d’une solution, pour corriger les conséquences d’un geste trahi par l’objet.
Le diagnostic est fait. Le danger est écarté. Les propos sont enregistrés.
C’est dans la boîte !

L’échange entre le spécialiste et la victime, l’entretien produit d’un entretien qui a mal tourné, se livre ainsi à l’analyse : nu.

Dans ces mots, sous l'agir textué de nos protagonistes, la métaphore alimentaire est là. Dans certains cas. Pas dans tous. Certes – quoique pour les adultes...
Mais quand la métaphore est là, point d’erreur, l’entretien saisit le faux dans l’aliment. On a perçu ce produit d’entretien comme une boisson. On l’a manipulé comme telle. On l’a utilisé comme suit.

Le produit d’entretien est un faux produit alimentaire.
C’est absurde ajoute-t-on.
A la vérité non, rien d'absurde – enfin… ce n’est pas plus absurde que de travestir un produit d’entretien en aliment ou en jouet.

Rien d’absurde donc, car c’est de métaphore dont il s'agit. Et non de logique.

Vous n’y croyez pas ? C’est normal !

Ça n’arrive qu’aux autres de boire des produits d’entretien.

Mais lorsque l’on jette un oeil au creux des viscères, entre scissures et sillons, dans la grande machine à laver les cerveaux, la réaction ne trompe pas : On en mangerait !

(Texte de la communication présentée pour la Première Journée Internationale de l'Entretien organisée par La Maison des Ecrivains et de la Littérature au Petit Palais à Paris, le 28 mai 2011)

lundi 16 mai 2011

Incongruité - Pour la petite histoire...

"Nobel Laureate George Akerlof ’s seminal paper on the market for lemons was rejected by American Economic Review, which replied that “AER did not publish such trivial stuff”. The Journal of Political Economy rejected the paper for being “too general to be true”. The Review of Economic Studies rejected it because, again, “it was too trivial” (Shugan (2007)). In the 40 years since the Quarterly Journal of Economics eventually published Akerlof ’s paper in 1970, it has received 2,345 ISI citations (September 2010). Similarly, Shepherd (1995) reports on Sharpe’s account of the publication journey of his famous capital asset pricing model. The editor of Journal of Finance told Sharpe that his “assumption that all investors made the same predictions was so preposterous that it makes his conclusions uninteresting”. But the paper, since published, had received 2,093 ISI citations by September 2010. As Staelin (1998) confirms, many economics articles that we today consider extremely influential originally and repeatedly were rejected by some top journals."

Par Reinartz (2011) Feeling Good or Feeling Right? - Discussion of “Quantitative and Qualitative Rankings of Scholars” by Rost and Frey, sbr 63, 109-114

Merci à Julien T. pour m'avoir fait découvrir cet article !