jeudi 31 décembre 2009

Incongruité

"En fait, la recherche, sur Terre, est plus avancée que sur Vénus pour bien des choses. Pourquoi non ? Il y a plus de gens ici et la spécialisation permet aux intelligences moyennes, même aux imbéciles, d'inventer et de découvrir."
A.E. Van Vogt

jeudi 24 décembre 2009

Incongruité

Par Markus Raetz













Par le CNRS


Comment reconnaître un grand auteur ? (Partie 2)

A l’issue du post précédent : "Comment reconnaître un grand auteur?", je concluais que :

pour identifier si un auteur est un grand auteur, il suffit de voir si le correcteur orthographique de Word le souligne en rouge ! C'est simple et ça évite de perdre du temps à se prendre la tête !

Mais la chose ne tardait pas à échapper à la sagacité du lecteur. Vince tout d’abord remarquait :

Enfin une attestation permettant de classer Friedman parmi les grands auteurs, de même que Robert Merton (qui, il est vrai profite peut être de son père) ou bien Gary Becker (grâce au réalisateur ou au tennisman?). Pas de chance pour Carbonnier, on regrette qu'il n'ait pas eu un petit fils footballeur ou acteur...

Les propos étaient lourds de sens : comment accepter, impassible, de mettre Milton Friedman ou encore Gary Becker parmi les grands auteurs ? Je me trouvais acculé à une difficulté de taille : compliquer l’exercice de détection des grands auteurs afin de ne pas corrompre l’Histoire de la Pensée. Je répondais à Vince en ces termes :

Salut Vince, merci pour ton commentaire et pour ta vigilance. C'est un problème. Il y a en effet une vraie inégalité entre les auteurs. Au hasard, M. Boeuf ou J.-C. Poireau sont consacrés dès leur naissance alors qu'à ma connaissance ils ne font que profiter des choses de la nature... Un autre post devra donc se livrer à une investigation complémentaire.

Il y avait là un autre élément, certains auteurs profitent d’une confusion au sein de Word : un aliment, un objet ou tout autre événement appartenant à une catégorie basique se trouvait légitimé dans l’Histoire de la Pensée par un logiciel. En d’autres termes, un (non) auteur dont le nom est homographe à celui d’un objet courant est susceptible de se glisser dans l’Histoire de la Pensée grâce à une suite logicielle.

Un point était à nouveau soulevé par un autre lecteur, L’escargot :

Carbonnier est souligné en rouge. Comment faire si on ne peut pas accorder une confiance aveugle à un logiciel développé par microsoft ?

Le problème est grave car il entame un exemple clé de mon raisonnement. J’assume cette erreur. En effet, j’expliquais à L’escargot que :

La première chose qui vient à l'idée de l'Homme de Bonne Foi est ceci: un logiciel essaie d'effacer Carbonnier de l'Histoire de la Pensée. Mais à la réflexion il vient également ceci: voilà que j'ai été trahi par la modification que j'ai moi-même faite au sein de mon correcteur ortografik: l'obliger à ignorer Carbonnier. La chose devient plus grave encore... 
Si, dans un premier temps, Carbonnier est souligné comme incongru, dans le second, il doit être ignoré pour ne pas être souligné... 
Alors je dois consentir à le reconnaître (en y joignant la précédente remarque dirimante de Vince): ma solution n'est pas adéquate. 
Je propose donc d'examiner plus largement comment un auteur est un grand auteur en circonscrivant ce qu'est un grand ouvrage ou un grand article pour être un grand auteur et ce qu'est une grande discipline pour accueillir un grand auteur d'un grand ouvrage ou d'un grand article.

Le programme de travail fixé est ambitieux (voire inaccessible):

  • circonscrire ce qu'est un grand ouvrage ou un grand article pour être un grand auteur
  • puis circonscrire ce qu'est une grande discipline pour accueillir un grand auteur d'un grand ouvrage ou d'un grand article
  • et enfin circonscrire ce qu’est un grand auteur.

Il faut donc repartir en amont tout en conservant à l’esprit qu’en réalité un auteur déjà reconnu comme grand peut écrire un grand article ou un grand ouvrage. Mais généralement il est grand car il a écrit quelque chose de "grand". Par ailleurs, il appert le fait qu’un grand ouvrage ou un grand article peut venir avant une grande discipline, les travaux d’Emile Durkheim en attestent: la sociologie n’était pas encore une "grande" discipline alors qu’elle accueillait déjà de "grandes" œuvres. Le besoin de définir une "grande discipline" reste toutefois posé.

L’escargot poursuivait dans un autre commentaire :

Le plus grave cher Blogger, c'est que je finis par comprendre vos propos : votre conclusion est qu'il existe certainement de grands auteurs (si tout le monde était un grand auteur il n'y aurait pas de grands auteurs), mais qu'il n'existe quasiment aucun moyen de les identifier. Un peu comme une vérité tout à fait inaccessible.
Votre solution est adéquate je pense dans la mesure où notre travail porterait sur une matière économique, pour l'occasion, tous les auteurs, même récents, présents au MIT ou à Harvard (prononcé à l'anglaise évidemment), seraient compris dans le correcteur orthographique. Conclusion, pour sauver nos auteurs, il nous faut créer un patch au correcteur de MicrosoftOffice afin d'intégrer nos auteurs, ceux qui reviendraient le plus souvent dans les écrits anciens et actuels. La récurrence d'un propos et de son auteur dans le champ de l'écriture parait être un bon moyen d'identifier les idées neuves et majeurs qui façonnent la pensée d'une matière.

Le première chose qui vient est que je me réjouis qu’un lecteur comprenne mon propos. J’entendais en effet souligner l’existence de grands auteurs (sinon comment proposerais-je de les identifier ?) et la quasi-absence de moyens de les identifier. D’ailleurs j’en venais à ceci:

Cher l'escargot, je reviendrai sur ton propos plus longuement en l'examinant point par point au sein d'un post qui fera suite à celui-ci. 
Pour l'essentiel, mon idée est la suivante: non pas que l'on ne puisse identifier un grand auteur, mais plutôt que l'on ignore par quel moyen cela s'effectue. 
Pour poursuivre ton analogie, la vérité n'est alors pas inaccessible mais indicible, appartenant au registre du tacite.

C’est là que je romps avec la solution originelle et son amélioration proposée par L’escargot. Au fond, un patch au correcteur orthographique est un pis-aller logiciel: la fréquence des écrits actuels et anciens, la récurrence d’un propos et de son auteur, sa position au sein d’une Université connue et reconnue n’attestent pas de la grandeur de son œuvre ou de son impact dans l’Histoire de la Pensée. Il n’en est rien. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de chercheurs et non d’auteurs ! Un chercheur peut être un Auteur. La réciproque est fausse. Tout Auteur n’est pas un chercheur. Comment distinguer ?

Tout d’abord: comment définir un chercheur ? Pour l’essentiel, un chercheur est une personne qui publie des travaux dans des revues à comité de lecture. "Des" travaux car il est parfois co-auteur donc ce ne sont pas uniquement les siens. Soit. Mais s’il est "co-auteur", n'est-il pas Auteur ? "auteur" oui, "Auteur" non. Pourquoi ? Parce qu’il y a actuellement plus de 10 millions d’articles publiés et peut-être 100 mille chercheurs (ou plus) publiant à travers le monde et que cela n’en fait pas autant d’Auteurs ou d’œuvres. Du point de vue juridique (celui de la propriété intellectuelle), oui. Du point de vue de l’Histoire de la Pensée, assurément non. Qui de Pascal, Gallilée, Copernic ou Giordano Bruno a publié dans une revue à comité de lecture ? Bref, le comité de lecture n’est pas discriminant pour entrer en résonance avec l’Histoire de la Pensée. Je rejoins là in fine le commentaire de L’escargot : "si tout le monde était un grand auteur il n'y aurait pas de grands auteurs". En d’autres termes, si tous les articles étaient de grandes œuvres, il n’y aurait pas de grandes œuvres, etc.

Alors, quid ? Et bien pour traiter ici de la question qui nous préoccupe –avant d’en venir dans un autre commentaire à m'exercer à la définition d’une grande discipline ou d’un grand ouvrage ou article–, pour distinguer le grand auteur du portrait du chercheur en Bon Père de Famille, je dirais qu’il suffit de se poser la question suivante : peut-on faire une thèse toute entière sur les travaux de cet auteur ? Dans l’affirmative, il s’agit d’un Auteur : il est dans l’Histoire de la Pensée parce qu’il a une Pensée susceptible d’être étudiée durant plusieurs années. Dans la négative, il s’agit d’un chercheur. Ses travaux sont certainement de qualité et d’intérêt mais s’ils sont information ou connaissance, ils ne sont pas une Pensée à part entière.

Voilà qui est heureux ! L’entrée dans l’Histoire de la Pensée a trait avec la thèse (et le thésard) ! Nous poursuivrons ailleurs (au sujet de l'œuvre et de la discipline qui l'accueille) dans l’idée qu’elle a également trait au tacite et aux incongruités.

lundi 21 décembre 2009

Incongruité

Par M.C. Escher





Florilège intempestif et considérations inactuelles

A l'instar des autres sciences qui s'intéressent à l'Homme et à son comportement, les neurosciences sont production de connaissances qui peuvent être utilisées pour "manipuler" certains individus. Néanmoins, ce n'est pas là leur apanage : elles ne se destinent pas à la manipulation mais à la compréhension de l'Homme.

Plus largement, toute discipline qui se livre à une étude de l'Homme (sociologie, psychologie, psychanalyse, philosophie, comportement du consommateur, etc.) en améliore l'appréhension et in fine offre des moyens de le manipuler. Mais ce n'est pas un principe intrinsèque à ces disciplines : leur vocation est d'accroître nos connaissances sur lui. L'information que certains en retirent pour "manipuler" des individus, notamment à des fins commerciales, ne nourrit pas la démarche scientifique. Et il est à noter que d'aucuns peuvent utiliser ces connaissances scientifiques pour se préserver de certaines velléités de manipulation.

Quant à la question de savoir si des manipulations peuvent être faites dans des cadres expérimentaux (dont certains sont neuroscientifiques) : je répondrai par l'affirmative. Il est en effet possible de mettre en oeuvre des protocoles qui influencent le comportement des sujets d'une expérimentation. Cela étant dit, il convient de garder à l'esprit que de tels protocoles ne sont pas le monopole des neurosciences car ils existent, à tout le moins, depuis plus d'un demi siècle...

Il vient que l’on doit alors se réjouir de l’ouverture de l’économie vers la psychologie et vers la biologie puis les neurosciences, afin de la rendre plus proche de l’être humain et plus éloignée de l’idéologie du marché autorégulateur qu’elle sert à des fins abstruses. 



Les neurosciences offrent assurément un progrès dans la remise en cause du paradigme néoclassique. De nombreuses limites (parfois passées sous silence) ont pointé avec le temps : en témoignent le théorème du second best de Lancaster et Lipsey, le théorème d’impossibilité de Arrow, le théorème de Sonnenschein, les externalités de type MAR, la théorie évolutionniste de Nelson et Winter, les dynamiques stochastiques de Nelson et Plosser, ou encore les effets d’hystérèse.

Cela étant, aucun de ces progrès ne passionne ou n’intrigue autant que la neuroéconomie. Ainsi est-il avancé par certains auteurs que l’homo oeconomicus mu par son intérêt égoïste et par la décision rationnelle, n’est pas la règle en matière de théorie de jeux et d’expérimentations en neurosciences comportementales. Les préférences sociales, l’altruisme et les émotions se révèlent en réalité comme de puissantes perspectives d’explication du comportement humain en situation (neuroscientifique) de laboratoire. Le réseau neural (cortex préfrontal dorso-latéral et ventro-médian) activé atteste que l’intérêt égoïste est pondéré par les récompenses sociales et ne suffit pas à épuiser l’agir humain. 



Toutefois, pour ceux qui en doutaient, la neuroéconomie est bien de l’économie car ces résultats sont la reconnaissance et la consécration de la Théorie des Sentiments moraux de Smith (auteur longtemps trahi par ses prétendus héritiers). Mais la neuroéconomie est aussi de l’économie car elle en conserve les travers, omettant d’indiquer les limites de ses outils et de ses protocoles (et notamment de l’IRMf) et, plus encore, cédant non pas à l’instrumentalisme friedmanien mais en la fascination pour la prédiction comme juge de la causalité…

Au fond, ce qui fera progresser la neuroscience et perdre à la neuroéconomie son arrogance et sa stérilité, ce sera de considérer la théorie de l’esprit de Hayek, lequel désespérait d’expliquer un jour le fonctionnement global du cerveau et donc de ses parties en termes physiques.


La neuroéconomie a encore de beaux jours devant elle. Souhaitons toutefois qu’elle ne cède pas à la fascination pour l’outil neuroscientifique à l’instar de l’économie néoclassique pour l’outil mathématique… Souhaitons enfin que la neuroéconomie fera place aux neurosciences sociales, lesquelles sont nées sur une épistémologie de l’incorporation qui rompt avec la tradition réductionniste qui rapproche l’économie des traditionnelles sciences de l’esprit.

Cela étant, dans "neuroscience" comme dans "sciences de l’esprit", il y a "science".

Aussi l'imaginaire de chacun cède-t-il à la croyance profane que la Neuroscience en tant que Science édicte la Vérité et évince la subjectivité des individus. 
Que nenni ! La Science ne dit pas ce qui est vrai (les falsificationnistes apprécieront) et ne devrait pas se détourner du Sujet (les merleau-pontistes applaudiront). 
Je dirais même à l'extrême et à l’encontre d’une opinion largement répandue, parce que j'en ai l'intime conviction (pour convoquer la sémantique pénaliste), que le Droit est bien plus scientifique que bien des disciplines étiquetées au rayon science des BU.


Le Droit est une (la ?) science comportementale écrivait Friedrich Hayek.

Fondamentalement, la puissance du Droit est d'envelopper l'Homme dans le temps et dans l'espace. A ce titre, il est à la fois une cause et un résultat du comportement de chacun et de ses interactions avec autrui.

Méthodologiquement, le Droit ne se cantonne pas à une analyse de corrélation : il exige de reconstruire le lien de causalité entre les phénomènes. 
Au niveau sociétal, et en conservant à l'esprit (pas uniquement au cerveau...) les difficultés qui peuvent y contrevenir, seul le Droit prétend à la Vérité, n'en déplaise aux scientifiques (je songe là notamment à certaines Organisations internationales qui voudraient "optimiser" la Règle de droit en faisant fi de la démocratie sur la foi de modèles économiques obsolètes et surannés qui réduisent l'Homme à un calculateur égoïste).


Cela ne signifie pas que les neurosciences ne peuvent pas renseigner le Juriste. Cela exige simplement de ne pas les mettre au-dessus ou à côté des autres disciplines qui améliorent la compréhension de l'Homme: sociologie, psychologie, philosophie, etc. Les neurosciences enrichissent le débat juridique et, plus largement, le débat social qui le prolonge. Elles ne l'épuisent pas. Et peut-être faut-il s'en réjouir, car à défaut, elles se révèleraient fort prétentieuses et bien dangereuses...

jeudi 10 décembre 2009

Expliciter le programme... (partie 4)

Bonjour à tous, voilà plus d'un mois que j'ai un peu délaissé mon lectorat. Question d'emploi du temps: le doctorant est un homme pressé en puissance, il apprend à devenir quelqu'un d'important, il fait ses armes pour le professorat. Savoir tarder avec élégance, savoir se faire attendre avec discrétion, se savoir être attendu avec nonchalance, voilà autant d'éléments définissant communément le Professeur des Universités, ce grand ruminant (le clin d'oeil est nietzschéen).

Mais me voilà pour poursuivre ma modeste démonstration. Où en étais-je ? Là. Ou plutôt presque là. C'est-à-dire à l'idée capitale que sans le corps nous sommes dans l'incapacité de donner sens au choses. Curieuse affirmation ? Pas vraiment ! Approche originale ? Pas davantage ! Pourquoi ? Parce que cette position est le minimum minimorum de la catégorisation des événements dans le monde. Expliquons-nous.

La catégorisation. Qu'est-ce au juste ? Disons que c'est un mécanisme qui décrit la façon dont chaque être humain met ensemble des événements (des activités et des objets). Bref, la catégorisation c'est l'étude de "comment-on-s'y-prend-pour-mettre-la-même-étiquette-sur-des-choses-différentes".
La question peut paraître triviale. Elle ne l'est pas. C'est une des questions fondamentales de la philosophie depuis l'Antiquité grecque et plus récemment de la psychologie.
Pléthore de théories de la catégorisation se sont succédé. Au fond, il y a autant de théories de la catégorisation qu'il y a d'êtres humains, de cultures, d'histoires.
Par conséquent vous comprendrez que je ne retracerai pas l'histoire de la catégorisation car cela irait bien au-delà des contraintes de ce post (manière détournée de suggérer que je n'en suis pas capable).

Au fil de mes lectures, ce que je peux vous dire rapidement avec mes propres mots (et avec les limites qui les suivent) sur la catégorisation est ceci:

- un premier modèle historique (dit aristotélicien) posait la catégorisation comme la mise en commun d'événements (les objets sont au rang des événements) à partir de leurs caractéristiques. En substance, l'idée était la suivante: deux objets appartiennent à la même catégorie s'ils partagent strictement les mêmes attributs. Exemple: une chaise a des pieds, une assise et un dossier. Et tout objet qui réunit ces caractéristiques est une chaise. Ce raisonnement a tenu pendant près de deux mille ans mais fait face à des contraintes fortes: il suppose que tous les éléments qui composent les objets sont connus et sont reconnus par tous et pour tous les objets.
Les choses se corsent lorsqu'il s'agit de définir précisément les attributs des événements avec lesquels nous interagissons et qui font partie de notre histoire culturelle. Prenons le cas d'une chaise longue: elle a une assise, un dossier, des pieds mais c'est une chaise dans laquelle on peut s'allonger. S'y on peut s'y allonger, ce n'est pas une chaise, c'est un lit. Mais quelle idée saugrenue d'appeler un lit, une chaise ? Parce qu'il y a un dossier et que dans un lit il n'y en a pas en principe.

Que faire? Faire comme les juristes qui ont la mauvaise habitude de créer une catégorie sui generis à chaque exception ? Créons donc la catégorie "chaise longue". Reste à comprendre pourquoi cette catégorie porte le nom de chaise. Car, en principe, si deux objets ont le même nom, c'est qu'ils font partie de la même catégorie, ce qui n'est pas strictement le cas ici puisqu'en principe on ne s'allonge pas sur une chaise.
Alors: Que faire ? Se tourner vers l'histoire de la pensée philosophique en espérant qu'un grand esprit a soulevé le problème (et accessoirement a trouvé une solution)...

- Par chance, il y a eu un deuxième (et ce n'est pas que le second !) grand moment de la catégorisation: le moment wittgensteinien. Sauvé ? Presque ! Wittgenstein (et cette fois-ci c'est le second...) a en effet mis en exergue l'idée d'une "ressemblance de famille" entre des événements: les membres d'une même catégorie peuvent être reliés les uns aux autres sans que tous les membres de cette catégorie aient en commun les propriétés qui définissent la catégorie. Wittgenstein remet ainsi en cause la théorie classique de la catégorisation: les catégories n'ont pas des limites claires (exemple de la chaise longue ci-dessus mais Wittgenstein s'intéressait au jeu) définies par des propriétés communes.

- Le troisième grand moment de la catégorisation vient avec l'approfondissement dans les années soixante-dix par Rosch et Mervis (ce sont deux femmes) de cette "ressemblance de famille" wittgensteinienne à travers le concept de "prototypicalité". Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Disons que la ressemblance de famille régit la prototypicalité et que la prototypicalité décrit à l'origine la formation de catégories. Il est question de prototypicalité parce qu'il est question de prototypes. Un prototype dans les travaux de Mervis et Rosch est le membre d'une catégorie qui non seulement a une ressemblance de famille avec les autres membres de cette catégorie mais également le moins de ressemblance de famille avec les autres membres d'une autre catégorie.
De la sorte, un prototype permet de distinguer les attributs caractéristiques des membres d'une catégorie à la différence de ceux d'une autre catégorie. Mais les membres non prototypiques d'une catégorie peuvent partager d'autres attributs avec les membres d'autres catégories. Par exemple, telle chaise est le prototype de la catégorie chaise et tel lit est le prototype de la catégorie lit. Mais une chaise longue appartient à la catégorie chaise tout en partageant des caractéristiques avec celle de la catégorie lit. Une chaise longue n'est pas un prototype de la catégorie chaise mais elle y appartient néanmoins. La ressemblance de famille assouplit donc les approches classiques de la catégorisation, lesquelles relevaient d'une logique binaire: soit un objet est dans une catégorie, soit il n'y est pas.

Mais ce n'est là qu'un aspect de l'apport de Rosch et Mervis. Elles ont, en plus d'avoir opérationnalisé la ressemblance de famille de Wittgenstein, consacré une typologie de la catégorisation issue de l'anthropologie (travaux de Berlin notamment) et révélé l'importance du corps dans ce mécanisme.

La typologie en question suppose d'adopter une approche multi-niveaux de la catégorisation. Trois niveaux d'analyse sont proposés:
- le niveau superordonné,
- le niveau basique
- et le niveau subordonné.
Le niveau subordonné décrit des objets précis (une chaise à roulettes, une chaise longue, une chaise haute, etc.) Le niveau superordonné est le niveau le plus abstrait dans la catégorisation. Il regroupe très peu d'attributs et donc de nombreux événements différents. Un exemple de catégorie de niveau superordonné est la catégorie "meuble". Cette catégorie regroupe aussi bien la catégorie lit, table, ou buffet que chaise. Cette dernière est une catégorie dite basique. La catégorie basique est la catégorie du milieu (entre niveau superordonné et niveau subordonné), à laquelle se trouvent les prototypes. C'est, selon Rosch et Mervis, la catégorie qui se distingue au mieux des autres catégories (une chaise n'est pas un lit ni une table mais elle appartient à la catégorie superordonnée meuble). La catégorie basique est la catégorie à partir de laquelle nous raisonnons.

Selon Rosch et Mervis, l'intérêt des catégorie basique est que:
- au niveau de la perception: nous pouvons nous en former une image mentale (on peut imaginer une "chaise" ou un "oiseau" mais non un "meuble" ou un "animal");
- au niveau de la communication: notre vocabulaire y réfère le plus souvent lorsque nous communiquons (on dira naturellement : "regarde cet oiseau !" et non: "regarde ce merle !");
- au niveau de notre connaissance: nous organisons notre savoir par rapport à elles;
- au niveau de la fonction : nous y associons des actions (des programmes moteurs).

Voilà un point qui nous intéresse particulièrement: les catégories basiques sont reliées à notre corps. Elles sont incorporées.

Comment Rosch et Mervis ont-elles mis cela au jour? Au demandant à des sujets de lister les verbes caractérisant différents objets. Il apparaît que les catégories basiques sont celles auxquelles nous associons le plus de verbes. Quel verbe associer à la catégorie superordonnée "meuble" ou "animal" ? Nettoyer pour l'un, manger pour l'autre ? Mouais. C'est bien maigre pour distinguer les éléments qui les composent. En revanche combien de verbes vous viennent à l'esprit lorsque vous songez à une catégorie basique: qui une "chaise", qui un "lit", qui un "oiseau", qui un "chien" ? Bien plus ! Et à présent, au niveau subordonné, à un "berger allemand" ? Guère plus que pour un "chien". Voilà qui explique pourquoi une catégorie basique comprend des prototypes: ce sont des événements (objets ou activités) qui distinguent le mieux une catégorie d'une autre en en résumant l'essentiel des attributs partagés par ses membres et non partagés par les membres des autres catégories.

Les verbes décrivent des programmes moteurs, des actions que nous entretenons avec ces objets de niveau basique parce que nous avons grandi et appris en interagissant avec le monde. Nous avons incorporé notre connaissance en évoluant dans le monde et en l'ordonnant en fonction des gestes que nous y effectuons. C'est pour cela que nous faisons sens du monde en le catégorisant. Si nous ne catégorisons pas les événements du monde, nous nous trouvons incapables d'y évoluer puisque nous sommes dépossédés d'actions à leur endroit !

En somme demandez-vous : "Quel geste adopter face à un objet ou à une activité que l'on ne sait pas comment catégoriser ?" Aucun.
Nous ne sommes pas en mesure de donner du sens aux choses si nous ne savons pas comment agir sur ou avec elles. Car nous créons des catégories en fonction des gestes qui leur sont associés.

Tout ceci peut sembler:
- un peu rapide pour le spécialiste de la catégorisation (je n'ai pas encore traité des catégories ad hoc qui obligent à mettre le geste en situation et des catégories script qui couplent l'objet et la situation par une mise en récit);
- un peu (trop ?) confus, abscons, voire sans lien avec ce que j'écrivais précédemment pour le lecteur profane.
Peut-être. Mais pourtant tout est là. Enfin, presque là... Parce qu'il me reste encore à aborder le corps dans l'implicite et dans le rapport de la théorie à la pratique.

Je reviendrai donc là-dessus au prochain épisode.