jeudi 31 décembre 2009

Incongruité

"En fait, la recherche, sur Terre, est plus avancée que sur Vénus pour bien des choses. Pourquoi non ? Il y a plus de gens ici et la spécialisation permet aux intelligences moyennes, même aux imbéciles, d'inventer et de découvrir."
A.E. Van Vogt

jeudi 24 décembre 2009

Incongruité

Par Markus Raetz













Par le CNRS


Comment reconnaître un grand auteur ? (Partie 2)

A l’issue du post précédent : "Comment reconnaître un grand auteur?", je concluais que :

pour identifier si un auteur est un grand auteur, il suffit de voir si le correcteur orthographique de Word le souligne en rouge ! C'est simple et ça évite de perdre du temps à se prendre la tête !

Mais la chose ne tardait pas à échapper à la sagacité du lecteur. Vince tout d’abord remarquait :

Enfin une attestation permettant de classer Friedman parmi les grands auteurs, de même que Robert Merton (qui, il est vrai profite peut être de son père) ou bien Gary Becker (grâce au réalisateur ou au tennisman?). Pas de chance pour Carbonnier, on regrette qu'il n'ait pas eu un petit fils footballeur ou acteur...

Les propos étaient lourds de sens : comment accepter, impassible, de mettre Milton Friedman ou encore Gary Becker parmi les grands auteurs ? Je me trouvais acculé à une difficulté de taille : compliquer l’exercice de détection des grands auteurs afin de ne pas corrompre l’Histoire de la Pensée. Je répondais à Vince en ces termes :

Salut Vince, merci pour ton commentaire et pour ta vigilance. C'est un problème. Il y a en effet une vraie inégalité entre les auteurs. Au hasard, M. Boeuf ou J.-C. Poireau sont consacrés dès leur naissance alors qu'à ma connaissance ils ne font que profiter des choses de la nature... Un autre post devra donc se livrer à une investigation complémentaire.

Il y avait là un autre élément, certains auteurs profitent d’une confusion au sein de Word : un aliment, un objet ou tout autre événement appartenant à une catégorie basique se trouvait légitimé dans l’Histoire de la Pensée par un logiciel. En d’autres termes, un (non) auteur dont le nom est homographe à celui d’un objet courant est susceptible de se glisser dans l’Histoire de la Pensée grâce à une suite logicielle.

Un point était à nouveau soulevé par un autre lecteur, L’escargot :

Carbonnier est souligné en rouge. Comment faire si on ne peut pas accorder une confiance aveugle à un logiciel développé par microsoft ?

Le problème est grave car il entame un exemple clé de mon raisonnement. J’assume cette erreur. En effet, j’expliquais à L’escargot que :

La première chose qui vient à l'idée de l'Homme de Bonne Foi est ceci: un logiciel essaie d'effacer Carbonnier de l'Histoire de la Pensée. Mais à la réflexion il vient également ceci: voilà que j'ai été trahi par la modification que j'ai moi-même faite au sein de mon correcteur ortografik: l'obliger à ignorer Carbonnier. La chose devient plus grave encore... 
Si, dans un premier temps, Carbonnier est souligné comme incongru, dans le second, il doit être ignoré pour ne pas être souligné... 
Alors je dois consentir à le reconnaître (en y joignant la précédente remarque dirimante de Vince): ma solution n'est pas adéquate. 
Je propose donc d'examiner plus largement comment un auteur est un grand auteur en circonscrivant ce qu'est un grand ouvrage ou un grand article pour être un grand auteur et ce qu'est une grande discipline pour accueillir un grand auteur d'un grand ouvrage ou d'un grand article.

Le programme de travail fixé est ambitieux (voire inaccessible):

  • circonscrire ce qu'est un grand ouvrage ou un grand article pour être un grand auteur
  • puis circonscrire ce qu'est une grande discipline pour accueillir un grand auteur d'un grand ouvrage ou d'un grand article
  • et enfin circonscrire ce qu’est un grand auteur.

Il faut donc repartir en amont tout en conservant à l’esprit qu’en réalité un auteur déjà reconnu comme grand peut écrire un grand article ou un grand ouvrage. Mais généralement il est grand car il a écrit quelque chose de "grand". Par ailleurs, il appert le fait qu’un grand ouvrage ou un grand article peut venir avant une grande discipline, les travaux d’Emile Durkheim en attestent: la sociologie n’était pas encore une "grande" discipline alors qu’elle accueillait déjà de "grandes" œuvres. Le besoin de définir une "grande discipline" reste toutefois posé.

L’escargot poursuivait dans un autre commentaire :

Le plus grave cher Blogger, c'est que je finis par comprendre vos propos : votre conclusion est qu'il existe certainement de grands auteurs (si tout le monde était un grand auteur il n'y aurait pas de grands auteurs), mais qu'il n'existe quasiment aucun moyen de les identifier. Un peu comme une vérité tout à fait inaccessible.
Votre solution est adéquate je pense dans la mesure où notre travail porterait sur une matière économique, pour l'occasion, tous les auteurs, même récents, présents au MIT ou à Harvard (prononcé à l'anglaise évidemment), seraient compris dans le correcteur orthographique. Conclusion, pour sauver nos auteurs, il nous faut créer un patch au correcteur de MicrosoftOffice afin d'intégrer nos auteurs, ceux qui reviendraient le plus souvent dans les écrits anciens et actuels. La récurrence d'un propos et de son auteur dans le champ de l'écriture parait être un bon moyen d'identifier les idées neuves et majeurs qui façonnent la pensée d'une matière.

Le première chose qui vient est que je me réjouis qu’un lecteur comprenne mon propos. J’entendais en effet souligner l’existence de grands auteurs (sinon comment proposerais-je de les identifier ?) et la quasi-absence de moyens de les identifier. D’ailleurs j’en venais à ceci:

Cher l'escargot, je reviendrai sur ton propos plus longuement en l'examinant point par point au sein d'un post qui fera suite à celui-ci. 
Pour l'essentiel, mon idée est la suivante: non pas que l'on ne puisse identifier un grand auteur, mais plutôt que l'on ignore par quel moyen cela s'effectue. 
Pour poursuivre ton analogie, la vérité n'est alors pas inaccessible mais indicible, appartenant au registre du tacite.

C’est là que je romps avec la solution originelle et son amélioration proposée par L’escargot. Au fond, un patch au correcteur orthographique est un pis-aller logiciel: la fréquence des écrits actuels et anciens, la récurrence d’un propos et de son auteur, sa position au sein d’une Université connue et reconnue n’attestent pas de la grandeur de son œuvre ou de son impact dans l’Histoire de la Pensée. Il n’en est rien. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de chercheurs et non d’auteurs ! Un chercheur peut être un Auteur. La réciproque est fausse. Tout Auteur n’est pas un chercheur. Comment distinguer ?

Tout d’abord: comment définir un chercheur ? Pour l’essentiel, un chercheur est une personne qui publie des travaux dans des revues à comité de lecture. "Des" travaux car il est parfois co-auteur donc ce ne sont pas uniquement les siens. Soit. Mais s’il est "co-auteur", n'est-il pas Auteur ? "auteur" oui, "Auteur" non. Pourquoi ? Parce qu’il y a actuellement plus de 10 millions d’articles publiés et peut-être 100 mille chercheurs (ou plus) publiant à travers le monde et que cela n’en fait pas autant d’Auteurs ou d’œuvres. Du point de vue juridique (celui de la propriété intellectuelle), oui. Du point de vue de l’Histoire de la Pensée, assurément non. Qui de Pascal, Gallilée, Copernic ou Giordano Bruno a publié dans une revue à comité de lecture ? Bref, le comité de lecture n’est pas discriminant pour entrer en résonance avec l’Histoire de la Pensée. Je rejoins là in fine le commentaire de L’escargot : "si tout le monde était un grand auteur il n'y aurait pas de grands auteurs". En d’autres termes, si tous les articles étaient de grandes œuvres, il n’y aurait pas de grandes œuvres, etc.

Alors, quid ? Et bien pour traiter ici de la question qui nous préoccupe –avant d’en venir dans un autre commentaire à m'exercer à la définition d’une grande discipline ou d’un grand ouvrage ou article–, pour distinguer le grand auteur du portrait du chercheur en Bon Père de Famille, je dirais qu’il suffit de se poser la question suivante : peut-on faire une thèse toute entière sur les travaux de cet auteur ? Dans l’affirmative, il s’agit d’un Auteur : il est dans l’Histoire de la Pensée parce qu’il a une Pensée susceptible d’être étudiée durant plusieurs années. Dans la négative, il s’agit d’un chercheur. Ses travaux sont certainement de qualité et d’intérêt mais s’ils sont information ou connaissance, ils ne sont pas une Pensée à part entière.

Voilà qui est heureux ! L’entrée dans l’Histoire de la Pensée a trait avec la thèse (et le thésard) ! Nous poursuivrons ailleurs (au sujet de l'œuvre et de la discipline qui l'accueille) dans l’idée qu’elle a également trait au tacite et aux incongruités.

lundi 21 décembre 2009

Incongruité

Par M.C. Escher





Florilège intempestif et considérations inactuelles

A l'instar des autres sciences qui s'intéressent à l'Homme et à son comportement, les neurosciences sont production de connaissances qui peuvent être utilisées pour "manipuler" certains individus. Néanmoins, ce n'est pas là leur apanage : elles ne se destinent pas à la manipulation mais à la compréhension de l'Homme.

Plus largement, toute discipline qui se livre à une étude de l'Homme (sociologie, psychologie, psychanalyse, philosophie, comportement du consommateur, etc.) en améliore l'appréhension et in fine offre des moyens de le manipuler. Mais ce n'est pas un principe intrinsèque à ces disciplines : leur vocation est d'accroître nos connaissances sur lui. L'information que certains en retirent pour "manipuler" des individus, notamment à des fins commerciales, ne nourrit pas la démarche scientifique. Et il est à noter que d'aucuns peuvent utiliser ces connaissances scientifiques pour se préserver de certaines velléités de manipulation.

Quant à la question de savoir si des manipulations peuvent être faites dans des cadres expérimentaux (dont certains sont neuroscientifiques) : je répondrai par l'affirmative. Il est en effet possible de mettre en oeuvre des protocoles qui influencent le comportement des sujets d'une expérimentation. Cela étant dit, il convient de garder à l'esprit que de tels protocoles ne sont pas le monopole des neurosciences car ils existent, à tout le moins, depuis plus d'un demi siècle...

Il vient que l’on doit alors se réjouir de l’ouverture de l’économie vers la psychologie et vers la biologie puis les neurosciences, afin de la rendre plus proche de l’être humain et plus éloignée de l’idéologie du marché autorégulateur qu’elle sert à des fins abstruses. 



Les neurosciences offrent assurément un progrès dans la remise en cause du paradigme néoclassique. De nombreuses limites (parfois passées sous silence) ont pointé avec le temps : en témoignent le théorème du second best de Lancaster et Lipsey, le théorème d’impossibilité de Arrow, le théorème de Sonnenschein, les externalités de type MAR, la théorie évolutionniste de Nelson et Winter, les dynamiques stochastiques de Nelson et Plosser, ou encore les effets d’hystérèse.

Cela étant, aucun de ces progrès ne passionne ou n’intrigue autant que la neuroéconomie. Ainsi est-il avancé par certains auteurs que l’homo oeconomicus mu par son intérêt égoïste et par la décision rationnelle, n’est pas la règle en matière de théorie de jeux et d’expérimentations en neurosciences comportementales. Les préférences sociales, l’altruisme et les émotions se révèlent en réalité comme de puissantes perspectives d’explication du comportement humain en situation (neuroscientifique) de laboratoire. Le réseau neural (cortex préfrontal dorso-latéral et ventro-médian) activé atteste que l’intérêt égoïste est pondéré par les récompenses sociales et ne suffit pas à épuiser l’agir humain. 



Toutefois, pour ceux qui en doutaient, la neuroéconomie est bien de l’économie car ces résultats sont la reconnaissance et la consécration de la Théorie des Sentiments moraux de Smith (auteur longtemps trahi par ses prétendus héritiers). Mais la neuroéconomie est aussi de l’économie car elle en conserve les travers, omettant d’indiquer les limites de ses outils et de ses protocoles (et notamment de l’IRMf) et, plus encore, cédant non pas à l’instrumentalisme friedmanien mais en la fascination pour la prédiction comme juge de la causalité…

Au fond, ce qui fera progresser la neuroscience et perdre à la neuroéconomie son arrogance et sa stérilité, ce sera de considérer la théorie de l’esprit de Hayek, lequel désespérait d’expliquer un jour le fonctionnement global du cerveau et donc de ses parties en termes physiques.


La neuroéconomie a encore de beaux jours devant elle. Souhaitons toutefois qu’elle ne cède pas à la fascination pour l’outil neuroscientifique à l’instar de l’économie néoclassique pour l’outil mathématique… Souhaitons enfin que la neuroéconomie fera place aux neurosciences sociales, lesquelles sont nées sur une épistémologie de l’incorporation qui rompt avec la tradition réductionniste qui rapproche l’économie des traditionnelles sciences de l’esprit.

Cela étant, dans "neuroscience" comme dans "sciences de l’esprit", il y a "science".

Aussi l'imaginaire de chacun cède-t-il à la croyance profane que la Neuroscience en tant que Science édicte la Vérité et évince la subjectivité des individus. 
Que nenni ! La Science ne dit pas ce qui est vrai (les falsificationnistes apprécieront) et ne devrait pas se détourner du Sujet (les merleau-pontistes applaudiront). 
Je dirais même à l'extrême et à l’encontre d’une opinion largement répandue, parce que j'en ai l'intime conviction (pour convoquer la sémantique pénaliste), que le Droit est bien plus scientifique que bien des disciplines étiquetées au rayon science des BU.


Le Droit est une (la ?) science comportementale écrivait Friedrich Hayek.

Fondamentalement, la puissance du Droit est d'envelopper l'Homme dans le temps et dans l'espace. A ce titre, il est à la fois une cause et un résultat du comportement de chacun et de ses interactions avec autrui.

Méthodologiquement, le Droit ne se cantonne pas à une analyse de corrélation : il exige de reconstruire le lien de causalité entre les phénomènes. 
Au niveau sociétal, et en conservant à l'esprit (pas uniquement au cerveau...) les difficultés qui peuvent y contrevenir, seul le Droit prétend à la Vérité, n'en déplaise aux scientifiques (je songe là notamment à certaines Organisations internationales qui voudraient "optimiser" la Règle de droit en faisant fi de la démocratie sur la foi de modèles économiques obsolètes et surannés qui réduisent l'Homme à un calculateur égoïste).


Cela ne signifie pas que les neurosciences ne peuvent pas renseigner le Juriste. Cela exige simplement de ne pas les mettre au-dessus ou à côté des autres disciplines qui améliorent la compréhension de l'Homme: sociologie, psychologie, philosophie, etc. Les neurosciences enrichissent le débat juridique et, plus largement, le débat social qui le prolonge. Elles ne l'épuisent pas. Et peut-être faut-il s'en réjouir, car à défaut, elles se révèleraient fort prétentieuses et bien dangereuses...

jeudi 10 décembre 2009

Expliciter le programme... (partie 4)

Bonjour à tous, voilà plus d'un mois que j'ai un peu délaissé mon lectorat. Question d'emploi du temps: le doctorant est un homme pressé en puissance, il apprend à devenir quelqu'un d'important, il fait ses armes pour le professorat. Savoir tarder avec élégance, savoir se faire attendre avec discrétion, se savoir être attendu avec nonchalance, voilà autant d'éléments définissant communément le Professeur des Universités, ce grand ruminant (le clin d'oeil est nietzschéen).

Mais me voilà pour poursuivre ma modeste démonstration. Où en étais-je ? Là. Ou plutôt presque là. C'est-à-dire à l'idée capitale que sans le corps nous sommes dans l'incapacité de donner sens au choses. Curieuse affirmation ? Pas vraiment ! Approche originale ? Pas davantage ! Pourquoi ? Parce que cette position est le minimum minimorum de la catégorisation des événements dans le monde. Expliquons-nous.

La catégorisation. Qu'est-ce au juste ? Disons que c'est un mécanisme qui décrit la façon dont chaque être humain met ensemble des événements (des activités et des objets). Bref, la catégorisation c'est l'étude de "comment-on-s'y-prend-pour-mettre-la-même-étiquette-sur-des-choses-différentes".
La question peut paraître triviale. Elle ne l'est pas. C'est une des questions fondamentales de la philosophie depuis l'Antiquité grecque et plus récemment de la psychologie.
Pléthore de théories de la catégorisation se sont succédé. Au fond, il y a autant de théories de la catégorisation qu'il y a d'êtres humains, de cultures, d'histoires.
Par conséquent vous comprendrez que je ne retracerai pas l'histoire de la catégorisation car cela irait bien au-delà des contraintes de ce post (manière détournée de suggérer que je n'en suis pas capable).

Au fil de mes lectures, ce que je peux vous dire rapidement avec mes propres mots (et avec les limites qui les suivent) sur la catégorisation est ceci:

- un premier modèle historique (dit aristotélicien) posait la catégorisation comme la mise en commun d'événements (les objets sont au rang des événements) à partir de leurs caractéristiques. En substance, l'idée était la suivante: deux objets appartiennent à la même catégorie s'ils partagent strictement les mêmes attributs. Exemple: une chaise a des pieds, une assise et un dossier. Et tout objet qui réunit ces caractéristiques est une chaise. Ce raisonnement a tenu pendant près de deux mille ans mais fait face à des contraintes fortes: il suppose que tous les éléments qui composent les objets sont connus et sont reconnus par tous et pour tous les objets.
Les choses se corsent lorsqu'il s'agit de définir précisément les attributs des événements avec lesquels nous interagissons et qui font partie de notre histoire culturelle. Prenons le cas d'une chaise longue: elle a une assise, un dossier, des pieds mais c'est une chaise dans laquelle on peut s'allonger. S'y on peut s'y allonger, ce n'est pas une chaise, c'est un lit. Mais quelle idée saugrenue d'appeler un lit, une chaise ? Parce qu'il y a un dossier et que dans un lit il n'y en a pas en principe.

Que faire? Faire comme les juristes qui ont la mauvaise habitude de créer une catégorie sui generis à chaque exception ? Créons donc la catégorie "chaise longue". Reste à comprendre pourquoi cette catégorie porte le nom de chaise. Car, en principe, si deux objets ont le même nom, c'est qu'ils font partie de la même catégorie, ce qui n'est pas strictement le cas ici puisqu'en principe on ne s'allonge pas sur une chaise.
Alors: Que faire ? Se tourner vers l'histoire de la pensée philosophique en espérant qu'un grand esprit a soulevé le problème (et accessoirement a trouvé une solution)...

- Par chance, il y a eu un deuxième (et ce n'est pas que le second !) grand moment de la catégorisation: le moment wittgensteinien. Sauvé ? Presque ! Wittgenstein (et cette fois-ci c'est le second...) a en effet mis en exergue l'idée d'une "ressemblance de famille" entre des événements: les membres d'une même catégorie peuvent être reliés les uns aux autres sans que tous les membres de cette catégorie aient en commun les propriétés qui définissent la catégorie. Wittgenstein remet ainsi en cause la théorie classique de la catégorisation: les catégories n'ont pas des limites claires (exemple de la chaise longue ci-dessus mais Wittgenstein s'intéressait au jeu) définies par des propriétés communes.

- Le troisième grand moment de la catégorisation vient avec l'approfondissement dans les années soixante-dix par Rosch et Mervis (ce sont deux femmes) de cette "ressemblance de famille" wittgensteinienne à travers le concept de "prototypicalité". Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Disons que la ressemblance de famille régit la prototypicalité et que la prototypicalité décrit à l'origine la formation de catégories. Il est question de prototypicalité parce qu'il est question de prototypes. Un prototype dans les travaux de Mervis et Rosch est le membre d'une catégorie qui non seulement a une ressemblance de famille avec les autres membres de cette catégorie mais également le moins de ressemblance de famille avec les autres membres d'une autre catégorie.
De la sorte, un prototype permet de distinguer les attributs caractéristiques des membres d'une catégorie à la différence de ceux d'une autre catégorie. Mais les membres non prototypiques d'une catégorie peuvent partager d'autres attributs avec les membres d'autres catégories. Par exemple, telle chaise est le prototype de la catégorie chaise et tel lit est le prototype de la catégorie lit. Mais une chaise longue appartient à la catégorie chaise tout en partageant des caractéristiques avec celle de la catégorie lit. Une chaise longue n'est pas un prototype de la catégorie chaise mais elle y appartient néanmoins. La ressemblance de famille assouplit donc les approches classiques de la catégorisation, lesquelles relevaient d'une logique binaire: soit un objet est dans une catégorie, soit il n'y est pas.

Mais ce n'est là qu'un aspect de l'apport de Rosch et Mervis. Elles ont, en plus d'avoir opérationnalisé la ressemblance de famille de Wittgenstein, consacré une typologie de la catégorisation issue de l'anthropologie (travaux de Berlin notamment) et révélé l'importance du corps dans ce mécanisme.

La typologie en question suppose d'adopter une approche multi-niveaux de la catégorisation. Trois niveaux d'analyse sont proposés:
- le niveau superordonné,
- le niveau basique
- et le niveau subordonné.
Le niveau subordonné décrit des objets précis (une chaise à roulettes, une chaise longue, une chaise haute, etc.) Le niveau superordonné est le niveau le plus abstrait dans la catégorisation. Il regroupe très peu d'attributs et donc de nombreux événements différents. Un exemple de catégorie de niveau superordonné est la catégorie "meuble". Cette catégorie regroupe aussi bien la catégorie lit, table, ou buffet que chaise. Cette dernière est une catégorie dite basique. La catégorie basique est la catégorie du milieu (entre niveau superordonné et niveau subordonné), à laquelle se trouvent les prototypes. C'est, selon Rosch et Mervis, la catégorie qui se distingue au mieux des autres catégories (une chaise n'est pas un lit ni une table mais elle appartient à la catégorie superordonnée meuble). La catégorie basique est la catégorie à partir de laquelle nous raisonnons.

Selon Rosch et Mervis, l'intérêt des catégorie basique est que:
- au niveau de la perception: nous pouvons nous en former une image mentale (on peut imaginer une "chaise" ou un "oiseau" mais non un "meuble" ou un "animal");
- au niveau de la communication: notre vocabulaire y réfère le plus souvent lorsque nous communiquons (on dira naturellement : "regarde cet oiseau !" et non: "regarde ce merle !");
- au niveau de notre connaissance: nous organisons notre savoir par rapport à elles;
- au niveau de la fonction : nous y associons des actions (des programmes moteurs).

Voilà un point qui nous intéresse particulièrement: les catégories basiques sont reliées à notre corps. Elles sont incorporées.

Comment Rosch et Mervis ont-elles mis cela au jour? Au demandant à des sujets de lister les verbes caractérisant différents objets. Il apparaît que les catégories basiques sont celles auxquelles nous associons le plus de verbes. Quel verbe associer à la catégorie superordonnée "meuble" ou "animal" ? Nettoyer pour l'un, manger pour l'autre ? Mouais. C'est bien maigre pour distinguer les éléments qui les composent. En revanche combien de verbes vous viennent à l'esprit lorsque vous songez à une catégorie basique: qui une "chaise", qui un "lit", qui un "oiseau", qui un "chien" ? Bien plus ! Et à présent, au niveau subordonné, à un "berger allemand" ? Guère plus que pour un "chien". Voilà qui explique pourquoi une catégorie basique comprend des prototypes: ce sont des événements (objets ou activités) qui distinguent le mieux une catégorie d'une autre en en résumant l'essentiel des attributs partagés par ses membres et non partagés par les membres des autres catégories.

Les verbes décrivent des programmes moteurs, des actions que nous entretenons avec ces objets de niveau basique parce que nous avons grandi et appris en interagissant avec le monde. Nous avons incorporé notre connaissance en évoluant dans le monde et en l'ordonnant en fonction des gestes que nous y effectuons. C'est pour cela que nous faisons sens du monde en le catégorisant. Si nous ne catégorisons pas les événements du monde, nous nous trouvons incapables d'y évoluer puisque nous sommes dépossédés d'actions à leur endroit !

En somme demandez-vous : "Quel geste adopter face à un objet ou à une activité que l'on ne sait pas comment catégoriser ?" Aucun.
Nous ne sommes pas en mesure de donner du sens aux choses si nous ne savons pas comment agir sur ou avec elles. Car nous créons des catégories en fonction des gestes qui leur sont associés.

Tout ceci peut sembler:
- un peu rapide pour le spécialiste de la catégorisation (je n'ai pas encore traité des catégories ad hoc qui obligent à mettre le geste en situation et des catégories script qui couplent l'objet et la situation par une mise en récit);
- un peu (trop ?) confus, abscons, voire sans lien avec ce que j'écrivais précédemment pour le lecteur profane.
Peut-être. Mais pourtant tout est là. Enfin, presque là... Parce qu'il me reste encore à aborder le corps dans l'implicite et dans le rapport de la théorie à la pratique.

Je reviendrai donc là-dessus au prochain épisode.


mardi 10 novembre 2009

Incongruité

Il y a peu d'échanges théoriques dans ladite "science de l'échange".

mardi 27 octobre 2009

Incongruité

"Tout ce que je sais, c'est que moi je ne suis pas 'marxiste'."
Karl Marx

samedi 24 octobre 2009

Expliciter le programme... (partie 3)

Bonjour à tous, dans mon dernier post en date du jeudi 15 octobre, je vous laissais sur ces quatre points:
"Pour nous résumer, j'ai avancé comme arguments dirimants :
- que le corps est le fond de notre conception de l'action,
- que sans lui nous sommes incapables de donner sens aux choses,
- qu'il est inconcevable de penser l'implicite sans le corps,
- et, fondamentalement, que négliger le corps dans un modèle théorique revient à condamner toute pratique comme fausse."

Je vais tout d'abord me livrer à une tentative d'explication de la première affirmation: "le corps est le fond de notre conception de l'action". L'affirmation peut apparaître un peu plate: "Certainement, il n'y a pas d'action sans corps puisque c'est notre moyen d'agir sur le monde." Soit. Vue sous cet angle, l'affirmation est un truisme. Mais à la vérité il faut y regarder de plus près. L'assertion est un peu plus fine: "le corps est le fond de notre conception de l'action." Il est question de "conception". Bien. Cela ne fait que remettre le problème à un autre mot. Peut-être mais cela rompt avec certains schémas de pensée...

Expliquons-nous. Parler de "conception" c'est parler de quelque chose que l'on va faire. En quelque sorte c'est parler de l'avenir, fut-ce un avenir proche. C'est donc faire des anticipations. Pourtant combien de raisonnements sur les anticipations sont menés sans considération du corps ? Avez-vous déjà lu un article ou un manuel en économie qui présente les anticipations sous l'angle des influences corporelles ? Il en existe, j'y viendrai dans un autre post. Ce que je souhaite examiner pour l'instant c'est fondamentalement si l'on peut penser la cognition sans l'incorporation.

Une première chose surgit à l'esprit du lecteur éveillé: "Stop ! Pourquoi est-on passé des anticipations à la cognition ?" Parce que les anticipations sont un aspect de la cognition. Le schéma est le suivant: faire une anticipation exige de mener un raisonnement, et qui dit raisonnement, dit cognition. Poursuivons. Imaginons donc que nous raisonnions sur l'avenir comme si nous n'avions pas de corps.

Pour formuler l'hypothèse comme un économiste: "Supposons que nous n'ayons pas de corps."

Par parenthèses, certains lecteurs, non rompus à l'exercice conceptuel en économie pourraient se dire: "Jamais un économiste ne poserait une hypothèse aussi farfelue ! C'est totalement irréaliste !". Et si je vous dis qu'il y a eu, des années durant, des modèles de commerce international sans prise en compte des coûts de transport ou de la distance qui sépare les pays qui commercent entre eux ? Mieux: et si je vous dis que, plus récemment, certains ont eu le "Prix Nobel" d'économie avec des modèles dont l'hypothèse est que nous connaissons la date de notre mort (ceci n'est - malheureusement - pas une blague) ?

Donc pourquoi ne pas supposer que nous n'avons "pas de corps" ? Essayons. Voyons si ce raisonnement tient. Suivons, par exemple, le raisonnement tenu par Stiglitz et Walsh dans leur présentation des anticipations au sein de leur ouvrage "Principes d'économie moderne" (2004, DeBoeck, 2° éd, p.395).

Ils présentent les trois grands types d'anticipation comme suit:

- les anticipations (que l'on pourrait qualifier de) "myopes": les individus "anticipent que ce qui est vrai aujourd'hui le sera également demain"

- les anticipations "adaptatives": les individus peuvent "extrapoler les événements du passé récent vers l'avenir"

- les anticipations "rationnelles": "les individus utilisent la totalité de l'information pertinente passée et présente, pour élaborer leurs anticipations".

Voilà les trois grands types d'anticipation. Et alors, où est le problème ? Pour l'instant, il n'y en a pas puisque ces définitions ne nous donnent aucune information sur les mécanismes au coeur de la "formation" des anticipations. Que disent Stiglitz et Walsh ? Ils nous disent ceci: "Comment les particuliers et les entreprises élaborent-ils leurs anticipations ? En partie sur la base de l'expérience passée."

Là ça devient plus intéressant ! Deux questions viennent:

- La première (que je traiterai plus tard): "Avez-vous déjà croisé une entreprise qui se promenait dans la rue ?"

- La seconde : comment peut-on dissocier "la base de l'expérience passée" et le corps ?

Je m'attends à une réponse de la sorte: "Peu importe, on n'est pas obligé de prendre en compte le corps dans l'explication, d'ailleurs les extraits ci-dessus montrent que l'on peut définir les anticipations sans faire référence au corps." Très bien. Alors examinons si le corps est mobilisé au sein des illustrations données par Stiglitz et Walsh:

- au sujet des anticipations rationnelles : "A certains moments, elles seront exagérément optimistes, à d'autres exagérément pessimistes (même si, au moment où ils prennent leurs décisions, les individus ont conscience de la possibilité de tels biais)."(p.396)

- au sujet des rapports entre les anticipations et la courbe de demande: "Enfin les anticipations des individus (ce qu'ils envisagent pour le futur) peuvent déplacer les courbes de demande. Si quelqu'un craint d'être mis au chômage, il réduira ses dépenses. Les économistes disent dans ce cas que la courbe de demande dépend des anticipations." (p.74)

Les questions qui viennent sont les suivantes:

- comment peut-on avoir "conscience" de son état optimiste ou pessimiste sans son corps ?

- comment peut-on "craindre" quelque chose sans aucune modification de son état corporel ?

C'est étrange et c'est certainement dû à un "biais optimiste" de ma part mais je ne vois pas comment le corps peut-être évincé de l'explication des anticipations... D'ailleurs, il y a un auteur, et non des moindres, qui ne s'était pas trompé à ce sujet... J'ai nommé: JMK.

La suite ? Ce sera au prochain épisode.

vendredi 16 octobre 2009

Comment reconnaître un grand auteur ? (Partie 1)

Aujourd'hui je ne poursuivrai pas mon soliloque "Expliciter le programme..." car nous sommes vendredi. Et alors ? Et alors ce vendredi j'inaugure une nouveau libellé qui aura pour but de vous présenter une sorte de "Journal d'un doctorant".

A quoi ça sert ? A sauver une espèce en détresse: le thésard. Et pour ce faire quoi de mieux que de nous éloigner des clichés du doctorant-qui-se-prend-la-tête-sur-des-micro-problèmes-qui-n'intéressent-personne-et-qui-n'a-pas-d'avenir-dans-le-monde-de-l'entreprise-où-il-faut-se-lever-tôt, en essayant de montrer que les questions qu'un doctorant aime à se poser sur un blog qui se perd dans le silence éternel de ces espaces infinis du virtuel qui l'effraient (c'est Blaise qui m'a soufflé le début, j'ai massacré la fin tout seul ...), sont des questions qui, au fond, peuvent intéresser tout le monde (même de l'entreprise).

La question de ce vendredi est donc: "Comment reconnaître un grand auteur ?"

Bien entendu c'est une question lourde de sens et la première réponse qui vient est un peu comme celle, assez classique, qui suit toute question sur la beauté ou l'intelligence (observez dans un tel débat qui soutient ces arguments, et vous verrez que ce n'est pas par hasard...): "c'est relatif", "c'est fonction des goûts et des couleurs" et "tous les goûts sont dans la nature" et puis "les goûts ça se discute pas", "on dit pas 'c'est pas beau', on dit qu'on n'aime pas", etc., etc.

Bon, admettons. Et après ? Y a-t-il un absolu, ou tout simplement un quelque chose, chez un auteur, qui nous permet de savoir si c'est un GRAND (ou bien un moins petit que les autres) ?
Vous remarquerez que ma question n'est pas "comment être ou devenir un grand auteur ?". C'est logique: c'est un peu comme ceux qui prétendent savoir gagner au loto. Si je savais comment devenir un grand auteur, je n'écrirais pas sur un blog non-référencé (même dans Google!). Non, ma question est bien plus terre-à-terre.
Ma question est celle d'un modeste doctorant qui veut briller en société (en citant des auteurs reconnus comme grands). Bref, comment être sûr que tel auteur est un grand auteur ? Là est la question.

Explorons les cas des grands auteurs suivants (tous ont un pied (enfin le gros orteil pour Nietzsche), voire les deux, dans le XX° siècle): Joyce, Proust et Musil en littérature, Sartre et Nietzsche en philosophie, Keynes et Galbraith en économie, et Bourdieu et Baudrillard en sociologie, Carbonnier en droit.

Une première explication, bien de chez nous serait, c'est un grand auteur car il a fait Polytechnique et l'ENA. Inutile d'essayer d'argumenter sur ce point: aucun des auteurs de la liste précédente n'a fait Polytechnique ou l'ENA. Donc c'est réglé, passons à la suite.

Une deuxième explication qui peut être donnée est la suivante: classiquement, on entend par auteur, un "homme de lettres". Or qui dit lettres, dit littérature et qui dit littérature, par les temps qui courent, dit Prix Nobel. Soit. Un auteur important dans une discipline serait un Prix Nobel: c'est le cas de Sartre par exemple (mais il l'a refusé).
Ce qui expliquerait pourquoi Keynes ou Bourdieu n'ont pas eu le Nobel: il n'existait pas dans leur discipline. Plus précisément, il n'existe pas pour la sociologie et de fait pour le domaine de prédilection de Bourdieu (ou de Baudrillard). Pour Keynes il n'existait pas. Mais au fond il n'existe toujours pas (nous y reviendrons un jour...).
Donc pour faire simple: dans les disciplines où existe un Prix Nobel, on peut reconnaître les grands auteurs au fait qu'ils ont eu le Nobel. Mais est-ce un critère qui se vérifie dans le passé ? Le Prix Nobel de littérature existait à l'époque de Joyce, Proust ou Musil, et pourtant, ils ne l'ont pas eu. Cela peut vouloir dire deux choses:
- soit ils étaient trop peu reconnus comme de grands auteurs à leur époque pour être Nobel,
- soit ils étaient de trop grands auteurs pour l'avoir.
Je vous laisse juge. Mais une chose est sûre ce n'est pas le Nobel qui permet de dire qu'un auteur est un grand auteur. Etre édité dans la Pléïade non plus, puisque c'est une collection essentiellement tournée vers la littérature.

Une troisième explication peut venir: un grand auteur c'est un homme cultivé qui a fait des études supérieures et même une carrière universitaire. Autrement dit, un grand auteur serait un grand Professeur et aurait donc été un thésard à un moment ou à un autre... Exception faite des hommes de lettres, nous pouvons penser que pour apporter à la pensée en philosophie, en économie, en sociologie ou en droit, il faut avoir fait une thèse, avoir montré patte blanche. Disons que de nos jours c'est un peu le schéma classique. A-t-on donc des Universitaires dans notre liste des grands auteurs ? Oui. Nietzsche, Keynes, Bourdieu et Carbonnier par exemple. Sartre est une exception. En plus d'avoir refusé le Nobel de littérature, il a refusé l'invitation de Claude Lévi-Strauss à devenir Professeur au Collège de France... Quelle classe !

Au passage, nous observons que ce n'est pas parce que Bourdieu a été Professeur au Collège de France que c'est un grand auteur. Et malheureusement pour moi, ce n'est pas parce qu'il a fait une thèse... Il n'est pas docteur, Nietzsche oui, Keynes oui, Carbonnier oui mais Bourdieu, non. Baudrillard non plus d'ailleurs. Je sais ça fout un gros coup au moral de tout thésard: la thèse ne suffit pas à devenir un (grand) auteur... La carrière universitaire non plus: celle de Nietzsche fut très courte... Celle de Galbraith fut parsemée de responsabilités politiques.

Pour résumer: ni Polytechnique, ni l'ENA, ni un Prix Nobel, ni une thèse ou une carrière universitaire, ne suffisent à discriminer un grand auteur. Pour faire simple, vous ne brillerez pas en soirée en disant: "J'étais avec un grand auteur aujourd'hui, j'ai assisté à une soutenance de thèse !"
Un point commun relie les auteurs dont je vous ai parlé: ils sont tous morts. C'est malheureusement vrai. Mais certains étaient considérés comme des classiques de la pensée bien avant leur mort: quel juriste oserait ne pas cacher qu'il n'a pas lu Jean Carbonnier lorsqu'il était jeune étudiant il y a une vingtaine d'années? Quel historien de la pensée dirait que l'économie eût été la même s'il n'y avait pas eu Keynes à Cambridge dans les années trente ? Quel sociologue, peu importe son obédience théorique, aurait nié le moindre apport chez Bourdieu à la parution de La Distinction ? Aucun.

Nous voilà devant une autre évidence: un grand auteur a pu l'être de son vivant. Certes nous songeons fréquemment à Aristote, à Platon, à Kant, à Montaigne, à Rabelais ou à Pascal lorsque nous parlons de grands auteurs, ils sont au loin, c'est pour ça qu'ils sont grands ! Là encore: perdu ! Tous les auteurs cités plus haut ont connu le XX° (ou presque: Nietzsche est mort en 1900). Or le XX° siècle c'est pas si loin.

Au mieux pourrait-on dire: un grand auteur c'est un auteur dont on n'a pas besoin de préciser le prénom sauf à vouloir générer une incongruité (disorder), et surtout qui n'a pas de diminutif. Qui connaît le prénom de Montaigne ? Celui de Rabelais ? Je ne vous fais pas l'offense de vous demander ceux de Platon et d'Aristote...
Le critère néanmoins est ténu. Et il n'est pas très clair. Alors quid ? Quel critère retenir ? Voilà ma solution: pour identifier si un auteur est un grand auteur, il suffit de voir si le correcteur orthographique de Word le souligne en rouge ! C'est simple et ça évite de perdre du temps à se prendre la tête ! A bientôt !

jeudi 15 octobre 2009

Expliciter le programme... (partie 2)

Hier, j'ai amorcé une illustration de la place du corps dans la prise de décision en me concentrant sur une situation que nous rencontrons tous au quotidien: contracter. Je vous ai invité à regarder le dol sous l'angle du geste et de la posture ou encore sous l'effet de l'émotion et de l'impulsion. En se tournant rapidement vers la psychologie et l'économie, j'ai souligné qu'il est traditionnellement entendu qu'un juge qui prendrait en compte le corps comme un élément susceptible de justifier l'annulation d'un contrat pour vice du consentement, serait "théoriquement" dans l'erreur.

J'en venais donc à dire que la "pratique" du juge pouvait aller à l'encontre du "modèle" et, en définitive, que le comportement d'un cocontractant pour une majorité d'auteurs en psychologie et en économie s'appréhendait indépendamment de sa corporéité. C'est intriguant...
Un modèle théorique a-t-il pu à ce point s'écarter de notre réalité quotidienne ? C'est bien possible. Mais au fond a-t-on besoin du corps pour penser le comportement d'un acteur ?

C'est une question que le juriste ou l'économiste est immédiatement amené à se poser s'il lit ces quelques lignes sans songer à autre chose... En effet, ne pense-t-on pas le comportement de la personne morale ou de la firme alors qu'elle n'a pas de corps ? En droit, une personne morale peut faire l'objet de sanctions pénales, par exemple, ou encore, le comportement du monopoleur est un grand classique à l'étude en économie. Bref, dans un cas comme dans l'autre, on parle d'une entreprise, on en étudie les pratiques, sans jamais songer à son corps...

Un comportement (économique), des pratiques (concurrentielles), des manoeuvres (dolosives), sont conçus et traités sans aucune référence au corps. Bref, pourquoi rapporter au corps quelque chose qui s'étudie sans y référer ?

A la vérité, nous y référons. J'ajouterai même que sans y référer nous ne pourrions accéder à ces problèmes, nous ne saurions les esquisser. Mais nous n'y référons pas explicitement. Le corps est là. Le corps est le fond de notre conception de l'action. Sans lui nous sommes incapables de donner sens aux choses. En d'autres termes nous donnons sens aux actions des organisations sur le marché en leur prêtant un corps, en les incarnant, en incorporant leur agir.

Qui partage cette position ? A-t-on des auteurs, des théories, des études qui vont dans le sens de mes propos. Assurément oui. De qui, de quoi s'agit-il ? J'y reviendrai...

Auparavant, je souhaite éclaicir une chose: je suis parti du dol dans un contrat pour filer mon idée. Pourtant le dol s'appréhende sous deux angles dans la formation du contrat: les manoeuvres dolosives (mensonge par manifestation) et la réticence dolosive (mensonge par omission). Comment considérer le corps avec la réticence dolosive ? Par l'implicite. Car il est inconcevable de penser l'implicite sans le corps.

Voilà beaucoup d'affirmations en un seul post. Pour nous résumer, j'ai avancé comme arguments dirimants :
- que le corps est le fond de notre conception de l'action,
- que sans lui nous sommes incapables de donner sens aux choses,
- qu'il est inconcevable de penser l'implicite sans le corps,
- et, fondamentalement, que négliger le corps dans un modèle théorique revient à condamner toute pratique comme fausse.

C'est sur la base de ces quatre points que je vous retrouverai bientôt.

mercredi 14 octobre 2009

Expliciter le programme... (partie 1)

A relire le post introductif, je m'aperçois combien les lignes directrices de ce blog sont tacites. Essayons-nous donc à plus de clarté... Manifestement ce blog ne traitera pas de l'actualité. Ou plutôt, il ne se préoccupera pas de donner un point de vue contingent aux débats qui animent les discussions journalistiques. Il s'agira d'essayer de mettre en lumière comment une épistémologie du corps oblige à repenser les théories qui structurent notre compréhension du monde. J'attire votre attention sur le fait que ces théories ne sont pas nécessairement scientifiques, chacun a des théories profanes sur le monde, le chercheur également, et parfois les théories profanes de celui-ci se confondent avec ses positions scientifiques.
Afin d'illustrer l'intérêt de la démarche, je vous suggère d'examiner au fil de ce blog quelques questions...

Commençons par le droit (je sais que quelques juristes me liront un peu)...
Le corps ou ses éléments ne sauraient être l'objet d'un contrat. Le corps est exclu du commerce juridique. Soit. Mais est-ce le seul moyen de considérer le corps en droit ? A défaut d'être l'objet d'un contrat, le corps peut-il en influencer la conclusion (ou le déroulement) ? Dans le cas du dol par exemple, peut-on considérer qu'un regard, un geste, une émotion ou une impulsion a trahi la volonté du cocontractant ?
La première chose qui vient à l'esprit du juriste est la suivante: "mouais, il est bien gentil avec sa question mais comment le juge appréciera-t-il le regard ou le geste, les émotions ou les impulsions..."
La première réponse qui me vient à l'esprit est la suivante: "peu importe comment le juge appréciera le regard ou le geste, les émotions ou les impulsions, le dol est psychologique donc il peut appréhender le corps par des voies détournées (et le voies détournées sont impénétrables...)"

La réponse peut certes laisser le juriste sur sa faim mais elle pose un autre problème, au niveau de la psychologie cette fois-ci: peut-on considérer le corps dans la psychologie du cocontractant ? Bref, le corps joue-t-il un rôle dans nos prises de décision ?
La psychologue donnera une réponse variable selon son obédience théorique et son champ d'intérêt mais prendre position sur cette question oblige à accepter une chose: le corps pose problème dans nos schémas de pensée. Un contrat ne saurait être considéré en psychologie comme une décision appartenant à un "processus de bas niveau" (la formule consacrée, en dit long sur la place du corps...). C'est un "processus de haut niveau" c'est-à-dire qu'il suppose une réflexion, une délibération, etc. En principe, le juge devrait donc faire fi du corps dans une prise de décision.

Pour résumer sur ce point, pour le juriste, le corps n'est pas un objet du contrat mais rien ne laisse entendre en droit que le corps est sujet du contrat (sauf à lire entre les lignes Jean Carbonnier). Néanmoins le juge peut prendre en compte une influence corporelle en examinant la psychologie des cocontractants.
Pour le psychologue, classiquement, le corps est exclu du traitement de haut niveau. Donc prendre en compte le corps sous l'empire de l'argument psychologique dans le contrat est aporétique...

D'ailleurs, au soutien de la position du psychologue, vient l'économiste... Essayons de raisonner comme l'économiste des contrats. "Supposons" que nous ayons un contrat à signer avec un autre acteur (le mot acteur est fort, il se distingue de celui d'agent, nous y reviendrons), comment être sûr que nous prenons la décision qui satisfait au mieux notre intérêt ? A-t-on toute l'information disponible sur notre cocontractant ? Bref, nous cache-t-il quelque chose ? Cette idée qui est celle des asymétries d'information (Akerlof, Stiglitz et d'autres) n'est qu'une forme d'actualisation du dol consacré dans le Code civil depuis 1804. Prend-elle en compte le corps ? Assurément pas. Un manuel de 500 pages sur l'économie des contrats peut s'asseoir sur le corps sans aucun problème: il ne donne pas lieu à la prise de décision, les informations corporelles sont négligées, etc. Ce n'est pas faute de parler de comportement. Williamson notre dernier "Nobel d'économie" en herbe parle de "comportement" opportuniste (au fond assez proche des asymétries d'information), sans aborder jamais le corps... Pour l'économiste, on peut donc en principe se "comporter" sans avoir de "corps"...

L'économiste donne donc raison au psychologue qui cantonne le corps au bas niveau (ou plutôt aux bas morceaux - nous reviendrons sur les bas morceaux avec Kurt Lewin...) et s'en détache sur ce motif.
Bref, c'est le juge qui est dans l'erreur s'il prend en compte le corps pour trancher un litige (comme un cas de dol) sur un contrat. En d'autres termes, la réalité juridique fait une erreur théorique !

C'est parce que je refuse de penser que la réalité se trompe lorsqu'elle ne suit pas un modèle théorique et c 'est parce que je m'oppose fermement au souhait sous-jacent de nombre d'auteurs de faire tendre la réalité vers un modèle théorique que j'ai mis en exergue la phrase suivante de Varela sur ce blog (et ailleurs...): "Je confesse un penchant pour l'hétérodoxie, et un grand appétit pour la diversité."

Je poursuivrai bientôt le fil de mon raisonnement en examinant d'autres points dans la lignée de ce post. J'essaierai de la compléter car il ne vous a pas échappé qu'il laisse encore à désirer sur bien des points.
Pour vous donner l'horizon de la réflexion: j'essaierai de vous montrer en recourant à des auteurs en philosophie, en linguistique, en neurosciences, en gestion, en sociologie, en anthropologie, en psychologie, en droit, en économie, en ergonomie, en design et en physique qu'en évinçant le corps dans notre compréhension de la Femme et de l'Homme nous avons un peu perdu de notre Humanité...

mardi 13 octobre 2009

"Désordonner" la science pour l'orienter vers le sensoriel !

Bienvenue !
Ce lieu modeste et virtuel n'a qu'une seule ambition, celle d'incarner un regard un peu différent sur la recherche en sciences sociales en la mêlant à une épistémologie de l'incorporation. La tâche est immense car de nombreux auteurs érudits et inspirés nous ont déjà livré nombre de réflexions pénétrantes en ce domaine. C'est donc sous l'empire (et le poids) d'une littérature parfois écrasante que nous devrons montrer l'intérêt de notre démarche. Mais réjouissons-nous de cette réflexion qui se meut autour de la question corporelle car elle laisse augurer une interrogation profonde sur la démarche scientifique en questionnant ce qui a fait son succès: doit-on rompre avec nos sens pour essayer de dire vrai ?