lundi 21 décembre 2009

Florilège intempestif et considérations inactuelles

A l'instar des autres sciences qui s'intéressent à l'Homme et à son comportement, les neurosciences sont production de connaissances qui peuvent être utilisées pour "manipuler" certains individus. Néanmoins, ce n'est pas là leur apanage : elles ne se destinent pas à la manipulation mais à la compréhension de l'Homme.

Plus largement, toute discipline qui se livre à une étude de l'Homme (sociologie, psychologie, psychanalyse, philosophie, comportement du consommateur, etc.) en améliore l'appréhension et in fine offre des moyens de le manipuler. Mais ce n'est pas un principe intrinsèque à ces disciplines : leur vocation est d'accroître nos connaissances sur lui. L'information que certains en retirent pour "manipuler" des individus, notamment à des fins commerciales, ne nourrit pas la démarche scientifique. Et il est à noter que d'aucuns peuvent utiliser ces connaissances scientifiques pour se préserver de certaines velléités de manipulation.

Quant à la question de savoir si des manipulations peuvent être faites dans des cadres expérimentaux (dont certains sont neuroscientifiques) : je répondrai par l'affirmative. Il est en effet possible de mettre en oeuvre des protocoles qui influencent le comportement des sujets d'une expérimentation. Cela étant dit, il convient de garder à l'esprit que de tels protocoles ne sont pas le monopole des neurosciences car ils existent, à tout le moins, depuis plus d'un demi siècle...

Il vient que l’on doit alors se réjouir de l’ouverture de l’économie vers la psychologie et vers la biologie puis les neurosciences, afin de la rendre plus proche de l’être humain et plus éloignée de l’idéologie du marché autorégulateur qu’elle sert à des fins abstruses. 



Les neurosciences offrent assurément un progrès dans la remise en cause du paradigme néoclassique. De nombreuses limites (parfois passées sous silence) ont pointé avec le temps : en témoignent le théorème du second best de Lancaster et Lipsey, le théorème d’impossibilité de Arrow, le théorème de Sonnenschein, les externalités de type MAR, la théorie évolutionniste de Nelson et Winter, les dynamiques stochastiques de Nelson et Plosser, ou encore les effets d’hystérèse.

Cela étant, aucun de ces progrès ne passionne ou n’intrigue autant que la neuroéconomie. Ainsi est-il avancé par certains auteurs que l’homo oeconomicus mu par son intérêt égoïste et par la décision rationnelle, n’est pas la règle en matière de théorie de jeux et d’expérimentations en neurosciences comportementales. Les préférences sociales, l’altruisme et les émotions se révèlent en réalité comme de puissantes perspectives d’explication du comportement humain en situation (neuroscientifique) de laboratoire. Le réseau neural (cortex préfrontal dorso-latéral et ventro-médian) activé atteste que l’intérêt égoïste est pondéré par les récompenses sociales et ne suffit pas à épuiser l’agir humain. 



Toutefois, pour ceux qui en doutaient, la neuroéconomie est bien de l’économie car ces résultats sont la reconnaissance et la consécration de la Théorie des Sentiments moraux de Smith (auteur longtemps trahi par ses prétendus héritiers). Mais la neuroéconomie est aussi de l’économie car elle en conserve les travers, omettant d’indiquer les limites de ses outils et de ses protocoles (et notamment de l’IRMf) et, plus encore, cédant non pas à l’instrumentalisme friedmanien mais en la fascination pour la prédiction comme juge de la causalité…

Au fond, ce qui fera progresser la neuroscience et perdre à la neuroéconomie son arrogance et sa stérilité, ce sera de considérer la théorie de l’esprit de Hayek, lequel désespérait d’expliquer un jour le fonctionnement global du cerveau et donc de ses parties en termes physiques.


La neuroéconomie a encore de beaux jours devant elle. Souhaitons toutefois qu’elle ne cède pas à la fascination pour l’outil neuroscientifique à l’instar de l’économie néoclassique pour l’outil mathématique… Souhaitons enfin que la neuroéconomie fera place aux neurosciences sociales, lesquelles sont nées sur une épistémologie de l’incorporation qui rompt avec la tradition réductionniste qui rapproche l’économie des traditionnelles sciences de l’esprit.

Cela étant, dans "neuroscience" comme dans "sciences de l’esprit", il y a "science".

Aussi l'imaginaire de chacun cède-t-il à la croyance profane que la Neuroscience en tant que Science édicte la Vérité et évince la subjectivité des individus. 
Que nenni ! La Science ne dit pas ce qui est vrai (les falsificationnistes apprécieront) et ne devrait pas se détourner du Sujet (les merleau-pontistes applaudiront). 
Je dirais même à l'extrême et à l’encontre d’une opinion largement répandue, parce que j'en ai l'intime conviction (pour convoquer la sémantique pénaliste), que le Droit est bien plus scientifique que bien des disciplines étiquetées au rayon science des BU.


Le Droit est une (la ?) science comportementale écrivait Friedrich Hayek.

Fondamentalement, la puissance du Droit est d'envelopper l'Homme dans le temps et dans l'espace. A ce titre, il est à la fois une cause et un résultat du comportement de chacun et de ses interactions avec autrui.

Méthodologiquement, le Droit ne se cantonne pas à une analyse de corrélation : il exige de reconstruire le lien de causalité entre les phénomènes. 
Au niveau sociétal, et en conservant à l'esprit (pas uniquement au cerveau...) les difficultés qui peuvent y contrevenir, seul le Droit prétend à la Vérité, n'en déplaise aux scientifiques (je songe là notamment à certaines Organisations internationales qui voudraient "optimiser" la Règle de droit en faisant fi de la démocratie sur la foi de modèles économiques obsolètes et surannés qui réduisent l'Homme à un calculateur égoïste).


Cela ne signifie pas que les neurosciences ne peuvent pas renseigner le Juriste. Cela exige simplement de ne pas les mettre au-dessus ou à côté des autres disciplines qui améliorent la compréhension de l'Homme: sociologie, psychologie, philosophie, etc. Les neurosciences enrichissent le débat juridique et, plus largement, le débat social qui le prolonge. Elles ne l'épuisent pas. Et peut-être faut-il s'en réjouir, car à défaut, elles se révèleraient fort prétentieuses et bien dangereuses...

2 commentaires:

  1. La question va certainement sembler stupide, mais je tiens à la poser tout de même. Le but de la neuroéconomies est-il en tant que science, d'établir des lois de comportements, une sorte de notice for use du fonctionnement de l'Homo Oeconomicus, rendant possible non seulement la manipulation, mais également l'extrapolation et par indicence voire coincidence, la pragrammation des réactions individuelles ?

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  2. Cher l'escargot, la question n'est pas stupide.
    Dans l'idée de certains chercheurs et sur la base du fait que la neuroéconomie recourt à des protocoles testés et connus en économie expérimentale (e.g., Trust Game, Ultimatum Game, Dictator Game) eu égard aux prédictions du modèle standard de la rationalité substantive, elle pourrait apparaître ainsi.
    De mon point de vue ce serait la manifestation d'un échec: ne pas être en mesure de rompre avec une approche dans laquelle le protocole expérimental dicte le résultat indépendamment de la subjectivité individuelle.
    Bref, ce serait l'expression patentée de la réduction du sujet au profit de la duplication d'une expé.

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