jeudi 10 décembre 2009

Expliciter le programme... (partie 4)

Bonjour à tous, voilà plus d'un mois que j'ai un peu délaissé mon lectorat. Question d'emploi du temps: le doctorant est un homme pressé en puissance, il apprend à devenir quelqu'un d'important, il fait ses armes pour le professorat. Savoir tarder avec élégance, savoir se faire attendre avec discrétion, se savoir être attendu avec nonchalance, voilà autant d'éléments définissant communément le Professeur des Universités, ce grand ruminant (le clin d'oeil est nietzschéen).

Mais me voilà pour poursuivre ma modeste démonstration. Où en étais-je ? Là. Ou plutôt presque là. C'est-à-dire à l'idée capitale que sans le corps nous sommes dans l'incapacité de donner sens au choses. Curieuse affirmation ? Pas vraiment ! Approche originale ? Pas davantage ! Pourquoi ? Parce que cette position est le minimum minimorum de la catégorisation des événements dans le monde. Expliquons-nous.

La catégorisation. Qu'est-ce au juste ? Disons que c'est un mécanisme qui décrit la façon dont chaque être humain met ensemble des événements (des activités et des objets). Bref, la catégorisation c'est l'étude de "comment-on-s'y-prend-pour-mettre-la-même-étiquette-sur-des-choses-différentes".
La question peut paraître triviale. Elle ne l'est pas. C'est une des questions fondamentales de la philosophie depuis l'Antiquité grecque et plus récemment de la psychologie.
Pléthore de théories de la catégorisation se sont succédé. Au fond, il y a autant de théories de la catégorisation qu'il y a d'êtres humains, de cultures, d'histoires.
Par conséquent vous comprendrez que je ne retracerai pas l'histoire de la catégorisation car cela irait bien au-delà des contraintes de ce post (manière détournée de suggérer que je n'en suis pas capable).

Au fil de mes lectures, ce que je peux vous dire rapidement avec mes propres mots (et avec les limites qui les suivent) sur la catégorisation est ceci:

- un premier modèle historique (dit aristotélicien) posait la catégorisation comme la mise en commun d'événements (les objets sont au rang des événements) à partir de leurs caractéristiques. En substance, l'idée était la suivante: deux objets appartiennent à la même catégorie s'ils partagent strictement les mêmes attributs. Exemple: une chaise a des pieds, une assise et un dossier. Et tout objet qui réunit ces caractéristiques est une chaise. Ce raisonnement a tenu pendant près de deux mille ans mais fait face à des contraintes fortes: il suppose que tous les éléments qui composent les objets sont connus et sont reconnus par tous et pour tous les objets.
Les choses se corsent lorsqu'il s'agit de définir précisément les attributs des événements avec lesquels nous interagissons et qui font partie de notre histoire culturelle. Prenons le cas d'une chaise longue: elle a une assise, un dossier, des pieds mais c'est une chaise dans laquelle on peut s'allonger. S'y on peut s'y allonger, ce n'est pas une chaise, c'est un lit. Mais quelle idée saugrenue d'appeler un lit, une chaise ? Parce qu'il y a un dossier et que dans un lit il n'y en a pas en principe.

Que faire? Faire comme les juristes qui ont la mauvaise habitude de créer une catégorie sui generis à chaque exception ? Créons donc la catégorie "chaise longue". Reste à comprendre pourquoi cette catégorie porte le nom de chaise. Car, en principe, si deux objets ont le même nom, c'est qu'ils font partie de la même catégorie, ce qui n'est pas strictement le cas ici puisqu'en principe on ne s'allonge pas sur une chaise.
Alors: Que faire ? Se tourner vers l'histoire de la pensée philosophique en espérant qu'un grand esprit a soulevé le problème (et accessoirement a trouvé une solution)...

- Par chance, il y a eu un deuxième (et ce n'est pas que le second !) grand moment de la catégorisation: le moment wittgensteinien. Sauvé ? Presque ! Wittgenstein (et cette fois-ci c'est le second...) a en effet mis en exergue l'idée d'une "ressemblance de famille" entre des événements: les membres d'une même catégorie peuvent être reliés les uns aux autres sans que tous les membres de cette catégorie aient en commun les propriétés qui définissent la catégorie. Wittgenstein remet ainsi en cause la théorie classique de la catégorisation: les catégories n'ont pas des limites claires (exemple de la chaise longue ci-dessus mais Wittgenstein s'intéressait au jeu) définies par des propriétés communes.

- Le troisième grand moment de la catégorisation vient avec l'approfondissement dans les années soixante-dix par Rosch et Mervis (ce sont deux femmes) de cette "ressemblance de famille" wittgensteinienne à travers le concept de "prototypicalité". Qu'est-ce que c'est que ce truc ?
Disons que la ressemblance de famille régit la prototypicalité et que la prototypicalité décrit à l'origine la formation de catégories. Il est question de prototypicalité parce qu'il est question de prototypes. Un prototype dans les travaux de Mervis et Rosch est le membre d'une catégorie qui non seulement a une ressemblance de famille avec les autres membres de cette catégorie mais également le moins de ressemblance de famille avec les autres membres d'une autre catégorie.
De la sorte, un prototype permet de distinguer les attributs caractéristiques des membres d'une catégorie à la différence de ceux d'une autre catégorie. Mais les membres non prototypiques d'une catégorie peuvent partager d'autres attributs avec les membres d'autres catégories. Par exemple, telle chaise est le prototype de la catégorie chaise et tel lit est le prototype de la catégorie lit. Mais une chaise longue appartient à la catégorie chaise tout en partageant des caractéristiques avec celle de la catégorie lit. Une chaise longue n'est pas un prototype de la catégorie chaise mais elle y appartient néanmoins. La ressemblance de famille assouplit donc les approches classiques de la catégorisation, lesquelles relevaient d'une logique binaire: soit un objet est dans une catégorie, soit il n'y est pas.

Mais ce n'est là qu'un aspect de l'apport de Rosch et Mervis. Elles ont, en plus d'avoir opérationnalisé la ressemblance de famille de Wittgenstein, consacré une typologie de la catégorisation issue de l'anthropologie (travaux de Berlin notamment) et révélé l'importance du corps dans ce mécanisme.

La typologie en question suppose d'adopter une approche multi-niveaux de la catégorisation. Trois niveaux d'analyse sont proposés:
- le niveau superordonné,
- le niveau basique
- et le niveau subordonné.
Le niveau subordonné décrit des objets précis (une chaise à roulettes, une chaise longue, une chaise haute, etc.) Le niveau superordonné est le niveau le plus abstrait dans la catégorisation. Il regroupe très peu d'attributs et donc de nombreux événements différents. Un exemple de catégorie de niveau superordonné est la catégorie "meuble". Cette catégorie regroupe aussi bien la catégorie lit, table, ou buffet que chaise. Cette dernière est une catégorie dite basique. La catégorie basique est la catégorie du milieu (entre niveau superordonné et niveau subordonné), à laquelle se trouvent les prototypes. C'est, selon Rosch et Mervis, la catégorie qui se distingue au mieux des autres catégories (une chaise n'est pas un lit ni une table mais elle appartient à la catégorie superordonnée meuble). La catégorie basique est la catégorie à partir de laquelle nous raisonnons.

Selon Rosch et Mervis, l'intérêt des catégorie basique est que:
- au niveau de la perception: nous pouvons nous en former une image mentale (on peut imaginer une "chaise" ou un "oiseau" mais non un "meuble" ou un "animal");
- au niveau de la communication: notre vocabulaire y réfère le plus souvent lorsque nous communiquons (on dira naturellement : "regarde cet oiseau !" et non: "regarde ce merle !");
- au niveau de notre connaissance: nous organisons notre savoir par rapport à elles;
- au niveau de la fonction : nous y associons des actions (des programmes moteurs).

Voilà un point qui nous intéresse particulièrement: les catégories basiques sont reliées à notre corps. Elles sont incorporées.

Comment Rosch et Mervis ont-elles mis cela au jour? Au demandant à des sujets de lister les verbes caractérisant différents objets. Il apparaît que les catégories basiques sont celles auxquelles nous associons le plus de verbes. Quel verbe associer à la catégorie superordonnée "meuble" ou "animal" ? Nettoyer pour l'un, manger pour l'autre ? Mouais. C'est bien maigre pour distinguer les éléments qui les composent. En revanche combien de verbes vous viennent à l'esprit lorsque vous songez à une catégorie basique: qui une "chaise", qui un "lit", qui un "oiseau", qui un "chien" ? Bien plus ! Et à présent, au niveau subordonné, à un "berger allemand" ? Guère plus que pour un "chien". Voilà qui explique pourquoi une catégorie basique comprend des prototypes: ce sont des événements (objets ou activités) qui distinguent le mieux une catégorie d'une autre en en résumant l'essentiel des attributs partagés par ses membres et non partagés par les membres des autres catégories.

Les verbes décrivent des programmes moteurs, des actions que nous entretenons avec ces objets de niveau basique parce que nous avons grandi et appris en interagissant avec le monde. Nous avons incorporé notre connaissance en évoluant dans le monde et en l'ordonnant en fonction des gestes que nous y effectuons. C'est pour cela que nous faisons sens du monde en le catégorisant. Si nous ne catégorisons pas les événements du monde, nous nous trouvons incapables d'y évoluer puisque nous sommes dépossédés d'actions à leur endroit !

En somme demandez-vous : "Quel geste adopter face à un objet ou à une activité que l'on ne sait pas comment catégoriser ?" Aucun.
Nous ne sommes pas en mesure de donner du sens aux choses si nous ne savons pas comment agir sur ou avec elles. Car nous créons des catégories en fonction des gestes qui leur sont associés.

Tout ceci peut sembler:
- un peu rapide pour le spécialiste de la catégorisation (je n'ai pas encore traité des catégories ad hoc qui obligent à mettre le geste en situation et des catégories script qui couplent l'objet et la situation par une mise en récit);
- un peu (trop ?) confus, abscons, voire sans lien avec ce que j'écrivais précédemment pour le lecteur profane.
Peut-être. Mais pourtant tout est là. Enfin, presque là... Parce qu'il me reste encore à aborder le corps dans l'implicite et dans le rapport de la théorie à la pratique.

Je reviendrai donc là-dessus au prochain épisode.


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