dimanche 14 février 2010

Evaluation piège à ... ?

Je commencerai sur la question de l’évaluation par cette citation d’Antoine de Saint-Exupéry extraite du « Petit Prince », croisée au détour d’un article sur les études qualitatives en comportement du consommateur (Vernette, 2004). La voici :

« Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu'il préfère ? Est-ce qu'il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent: « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement, elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J'ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit », elles ne parviennent pas à s'imaginer cette maison. II faut leur dire : « J'ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s'écrient: « Comme c'est joli ! » »

L’évaluation, dans sa vacuité, dans son inanité et dans sa probité, est toute entière résumée par l’assertion précédente. Dans sa vacuité : les chiffres comme instruments – car là je ne vise pas le nombre comme raisonnement (celui d’Hofstadter notamment) sur la mathématique – vident le monde de sa richesse : point de couleur, aucune odeur, rien d’audible. Le chiffre est un objet que l’on manipule : un « Aboli bibelot d’inanité sonore » dirait Mallarmé. La logique du chiffre comme instrument met au jour son inanité : le chiffre n’a pas d’épaisseur, à moins qu’il ne soit question de son épaisseur idéologique. Et le voilà probant.

La probité du chiffre est la force de l’évaluateur : « Si vous discutez mes chiffres, vous acceptez leur logique ». Le discours se révèle technique, réservé aux spécialistes, il dépossède le profane : « C’est une question complexe ». Le chiffre est une requalification objectiviste et réductionniste des faits. Il ne s’embarrasse pas du réel. Il s’abstrait de toute corporéité : le chiffre est un outil pour l’évaluateur. Mieux, le chiffre est un instrument tout entier construit pour une théorie qui, à défaut de valider le réel, proposera de le transformer : le falsificationniste se livre en amateur du constructivisme politique. Le chiffre consacre une théorie pour laquelle il a été créé afin de la valider.

La solution vient d’elle-même. Pour valider à coup sûr une théorie rien de plus simple que d’égarer la subjectivité en en proposant la résolution : par un questionnaire, en prédéfinissant le sens des réponses; par une expérimentation, en appauvrissant le vécu; (pire) par un modèle, en prescrivant le réel; l’évaluateur arrive toujours à ses fins.

La force du chiffre, sa probité, est dans son ambition : ne pas céder à la description, réduire le réel pour le prédire. En somme, « prédire : c’est dire avant les autres pour qu’ils ne parlent pas ». Les êtres parlants ont été supplantés par les êtres (bien) pensants. L’évaluateur se mue en modélisateur : il agit sur le réel sur la foi d’un outil voué à lui donner raison.

Je propose d’explorer successivement trois pistes en les articulant sur la citation de Nietzsche dans son Zarathoustra : « Libre de quoi ? Demande-toi plutôt libre pour quoi ? ». J’appliquerai la même formule à l’évaluation: « Evaluer quoi ? Demande-toi plutôt évaluer pour quoi ? ».

J’irai du « quoi » au « pourquoi » en passant par le « comment ».

Le « quoi » dans l'évaluation c’est toute activité humaine comme objet dépossédé de son sens, de sa signification. La perte de la signification des sujets est la condition sine qua non pour assurer une cohérence dans le modèle. Pour l’évaluateur, il est temps d’appliquer cette logique aux relations familiales, aux organisations, au droit, aux nations, etc. Par l’entremise des agences de notations (au rang desquelles les plus célèbres sont le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC et d’autres excroissances bureaucratiques inféodées aux modèles réductionnistes), la concurrence est partout organisée. Elle pénètre partout selon la même logique. Le calculateur égoïste est polymorphe : tantôt le voilà sous l’apparence d’un pays ou d’une économie toute entière, tantôt le voici sous les traits d’une entreprise ou d’une mère de famille qui met à/au jour du « capital humain ».

Dans le concept de « capital humain », il n’y a rien d’« humain » : un enfant est un bien durable, quand on ne verse pas carrément dans l’inhumain (dois-je rappeler les propositions de Lawrence Summers alors qu’il était économiste en chef à la Banque Mondiale ?). On ne s’émeut pas pour des machines à laver. Il y a un moyen de se défaire de l’émotion : place nette aux machines à calculer. Marx n’était pas si loin : « Calculez, calculez, c’est la loi et les prophètes ! »

Suite au « quoi », apparaît à l’évidence le « comment ». La recherche de quantification ; ou plutôt, la recherche d’évaluation comme travers d’une quantification largement inspirée par une vision déformée (et fantasmée) de la science physique. La science physique est le modèle du modélisateur. C’est LA Science. Celle qu’il faut singer pour trahir les regards interrogateurs qui naissent à l’examen des arguments contre-intuitifs. Le modélisateur observe : « Si je fais « comme » eux, je serai de ceux-là. » D’où le physicalisme pour rompre avec le Sujet. Car l’effet d’une telle appétence pour le chiffre a été d’obérer la place du sens et de ses sens, évinçant le rapport du Sujet à l’Objet : ses moyens d’action sont annihilés.

L’économie et le droit de la politique monétaire en Europe manifestent cette tendance à la réification. L’instrumentalisme friedmanien a dessiné les contours monétaristes de la (non) politique économique en Europe. La Liberté dans la Communauté économique européenne est liberté de circuler ou de faire circuler. Circuler pour quoi ? Circuler pour corriger les effets d’un choc économique externe. Circuler pour ajuster le réel aux conditions satisfaisant la réalisation d’un équilibre sur le marché des changes ou sur celui de la monnaie. Circuler pour faire jouer la concurrence tandis que le monopole de la politique monétaire est confié, au nom du bon fonctionnement du marché qui réalisera avec justesse des anticipations (dites) rationnelles, à d’adipeux bureaucrates dépourvus de toute légitimité démocratique. Satisfaire aux conditions de l’équilibre établies par le modèle, peu important le sens, le comment suffira à occuper les actifs.

Mais le pire n’est peut-être pas encore là. L’ironie vient sans ambages : ceux-là même qui ont prôné la suppression des professions réglementées dans le marché communautaire au nom de la « Liberté de circulation » des personnes, plaident actuellement pour constituer l’activité d’économiste comme telle. Se croyant immuns de toute critique, parés dans leur infatuation statistique et leur discours ampoulé, certains troqueraient volontiers quelques fonctions de leur machine à calculer pour une plaque en cuivre.

Notre capital humain ambulant a la mémoire courte. Il se gargarise d’équations, jamais repu, en panne d’idées mais tout empli de variables et de paramètres avec lesquels on se distrait en regardant le monde par la lorgnette d’un agent représentatif. Avec l’agent représentatif et le capital humain, les hommes sont commensurables et substituables. Tous les individus comptent pour un. En bref, tant que son corps est effacé par le modèle, l’être humain est un bien fongible que l’on peut saucissonner a vau-l’eau sur le plot de la boucherie individualiste des sciences sociales.

La question du modèle va bien au-delà de l’évaluation. Le modèle est enjeu de légitimité. Sa légitimité pallie, en Europe, une légitimité démocratique abâtardie. Le modèle a un projet de Société : c’est une licence pour neutraliser la monnaie, pour neutraliser l’action de l’Etat et pour neutraliser la volonté populaire (ou, à tout le moins, la volonté politique).

La genèse de l’évaluation est dans le modèle et la Recherche cède également à l'évaluation réifiante. Invité à penser : « Peu importe que les autres m’aient lu, attendu qu’ils me citent » car on peut compter les citations comme on compte les moutons ; invité à songer : « Peu importe que ce ne soient pas mes idées, attendu que cette méthode de recherche me donne accès à une revue » car on peut classer, hiérarchiser les revues ; le chercheur est invité à en conclure : « Peu importe que seul je n’écrive rien qui fasse sens, attendu que j’ai cosigné dans une revue bien classée ». Le chercheur s’en remet, en somme, au nombre, lequel permet tôt ou tard de (faire) passer le papier. L’« acte épistémique » par coercition sur le discours et ipso facto sur la pratique du corps scientifique a la main lourde.

A l’instar des monnaies européennes à une époque, la Recherche connaît une forte inflation. A l’instar des monnaies européennes à une époque, il faut alors établir des Règles. Il faut organiser, faire le tri, valider ; bref, évaluer. Dans « évaluation », dans « validation », il y a « valeur ». Evaluer pour dire ce qui est de la Recherche scientifique et ce qui n’en est pas, pour dire ce qui mérite une attention et des fonds et ce qui n’en mérite pas. La Recherche est une question de méthode. Evaluer le « comment » de la Recherche, telle est la solution. La Recherche sera livrée « clé en mains » tel un résumé à l’attention de celui dont l’esprit n’a jamais effleuré que la couverture d’un livre : « Epistémologie, outils, auteurs, revue et lecteurs ne sont pas vendus séparément. » Il faut publier vite. Il faut faire du chiffre et multiplier les lignes sur le CV.

Pour faire du chiffre, quoi de mieux que le modèle ? Pas le temps d’aller sur le terrain, trop long de chercher un sens au fondement de l’agir des individus. Pas besoin de questionner le réel, le plus efficace c’est encore de dire au réel comment se comporter : rien de nouveau, « Si les faits ne s’accordent pas avec la théorie, alors tant pis pour les faits » (Hegel cité par Marcuse, cités par Watzlawick). Nous voilà aux portes du « pour-quoi » de l’évaluation.

L'évaluation n'a de sens que dans le cadre d'un modèle a priori, par rapport à un point de repère, à un idéal. Au fond, « pour-quoi » évaluer ? Pour manipuler, pour agir sur le monde : avec des chiffres, l’évaluateur réalise son « désir de causalité » (la formule est de Eric Berne). L’anthropomorphisme du langage n’est rien moins que l’expression patentée de ce désir de causalité intégré par chacun depuis qu’enfant il interagit avec le monde qui l’entoure. En un certain sens, lorsque les descripteurs sont révélateurs du registre anthropomorphique, les choses se manipulent.

L’analyse des métaphores et l’attention à la mise en récit sont une opportunité pour sortir de la réduction positiviste en se fondant sur une épistémologie de l’incorporation. L’« idéologie de la modélisation », avec l’économie et son avatar – lorsqu’elle est austère et réactionnaire – la gestion est décryptée en regardant du côté des métaphores : on comprend mieux qu’un modèle n’est que métaphore (McCloskey). Et dans le cas du modèle économique et gestionnaire, une métaphore fondamentalement ontologique.

Faut-il rejeter les questionnaires et les expérimentations ? Pas vraiment. Faut-il rejeter le modèle ? Pas davantage. Les questionnaires et les expérimentations sont un des moyens d’accéder au réel. Le modèle est un des moyens d’apporter une rigueur dans l’articulation des arguments. Ce qu’il est question de rejeter, c’est de constituer ces moyens en des fins. Plus fondamentalement, mon opposition est à l’encontre d’un type de modèle : celui qui dicte sa conduite au réel au motif qu’il est légitimé par un chiffre (généralement né d’une accumulation d’hypothèses sans fondements).

Abandonnons le chiffre, embrassons le corps.

L’enaction est en cela un modèle à suivre. La neuro-phénoménologie de Francisco Varela et plus largement la tradition phénoménologique issue de la lecture contemporaine de Merleau-Ponty resitue le sujet dans son incarnation. Avec le corps, l’expérience et le vécu prennent place. Le refus d’un monde pré-donné à l’activité perceptive du sujet oblige à considérer qu’il ne se « re-présente » plus un monde qui préexiste à son agir. Le sujet et l’environnement sont co-déterminés l’un par l’autre. Il n’est plus question de dire au sujet ce qui lui sera donné de voir dans le monde. Son aperception est accessible au chercheur lorsque le sujet s’introspecte sur son expérience vécue (Petitmengin et Bitbol, 2009). Le comportement n’est plus une computation. Le comportement est un texte qui se prête à l’interprétation de ses actes.

L’être parlant retrouve ses droits. Le sens n’est plus surabondant. Le but n’est plus de prédire mais de décrire au plus juste le monde et son expérience subjective. Le corps fait barrage au modèle lorsqu’il fait fi du réel. L’approche est en première personne. En somme, l’observateur n’est plus un tiers omnipotent et omniscient. Il est à l’écoute du sujet, et le sujet à l’écoute de son incorporation. Le charnel enveloppe un monde qui s’offre à l’introspection. A partir de là, il n'y a plus de négligence du sens des coïncidences pour le Sujet. Chaque chose peut donner lieu par l’entremise des métaphores à une analyse significative de notre incorporation. Le parler est le signifiant de notre incarnation.

« Valider » une théorie par des chiffres, c’est lui conférer une certaine valeur. Plus ils sont spectaculaires avec la force de l’éloquence, plus ils renforcent l’imaginaire dans l’audience. En définitive, la manipulation est un intarissable désir humain. Là est l’enjeu de l'évaluation et du modèle, « Se rendre comme maître et possesseur de la Nature » (Descartes). Il est question de comparaison.

(Texte aménagé d’une communication donnée au GRP d’Aix-Marseille, le 13 février 2010)

4 commentaires:

  1. Intéressante contribution.
    Tu devrais bien t'entendre avec Luc Boltanski, que j'ai eu la chance d'entendre à une conférence organisée par la Ligue des droits de l'Homme à Nantes (oui, il y a des choses intéressantes même hors de Paris ! ^^). Il y parlait justement de l'évaluation, de la notation, spécialement des politiques publiques.

    Bonne continuation à toi et au plaisir de te lire,
    Dorian

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  2. Salut Dorian, merci pour ton commentaire. J'avoue connaître assez peu les travaux de Luc Boltanski. Mais de tous ceux qui l'ont lu, je n'en ai entendu que du bien. A bientôt, Fred.

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  3. Jolie communication qu'Enki Bilal (dans "Froid équateur") aurait classé 3,5/4,5 dans l'échelle de l'hétérodoxie, dans une société où le chiffre règne à 6/7,34 sur l'échelle du pouvoir symbolique.

    Extraits d'A. Camus, "Le mythe de Sysiphe" :
    "Exception faite pour les rationalistes de profession, on désespère aujourd'hui de la vraie connaissance."...
    "Voici encore des arbres et je connais leur rugueux, de l'eau et j'éprouve sa saveur. Ces parfums d'herbe et d'étoiles, la nuit, certains soirs où le coeur se détend, comment nierais-je ce monde dont j'éprouve la puissance et les forces ? Pourtant, toute la science de cette terre ne me donnera rien qui puisse m'assurer que ce monde est à moi. Vous me le décrivez et vous m'apprenez à la classer. Vous énumérez ses lois et dans ma soif de savoir je consens qu'elles soient vraies. Vous démontez son mécanisme et mon espoir s'accroît. Au terme dernier, vous m'apprenez que cet univers prestigieux et bariolé se réduit à l'atome, et que l'atome lui-même se réduit à l'électron. Tout ceci est bon et j'attends que vous continuiez. Mais vous me parlez d'un invisible système planétaire où des électrons gravitent autour d'un noyau. Vous m'expliquez le monde avec une image. Je reconnais alors que vous en êtes venus à la poésie : je ne connaîtrai jamais. Ai-je le temps de m'en indigner ? Vous avez déjà changé de théorie. (NDLR : même la physique...) Ainsi cette science qui devait tout m'apprendre finit dans l'hypothèse, cette lucidité sombre dans la métaphore, cette incertitude se résout en oeuvre d'art. Qu'avais-je besoin de tant d'efforts ? Les lignes douces de ces collines et la main du soir sur ce coeur agité m'en apprennent bien plus."...
    "... ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme."

    L'homme veut absolument comprendre le monde qui l'entoure, en le réduisant, au besoin, à ce qu'il est capable de comprendre, et surtout de communiquer : des chiffres. C'est rassurant... Le monde qui tient dans une unique formule positiviste attendue par Laplace.

    "S'il fallait écrire la seule histoire significative de la pensée humaine, il faudrait faire celle de ses repentirs successifs et de ses impuissances."
    (toujours A. Camus, même ouvrage)

    Si le corps, l'association des corps en interaction (la société), et leur complexité pouvaient revenir dans la pensée dominante, on n'en saurait peut être pas beaucoup plus, mais on serait sans aucun doute moins borné.

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  4. Salut Vinz R. et merci pour ton commentaire magistral. J'ajouterais à l'échelle du pouvoir symbolique celle de la violence symbolique du chiffre... Les lignes que tu cites de Camus me font songer à celles de Merleau lorsqu'il commence L'Oeil et l'Esprit: "La science manipule les choses et renonce à les habiter." Certes, le corps ne suffit pas à en savoir beaucoup plus sur l'humain mais, à tout le moins, réduit-il la médiocrité d'un savoir qui s'efforce d'éluder du réel ce qui nous rend humain: nos sens. Nous sommes faits de chair et, curieusement, ce sont nos économistes ventripotents qui tentent si fréquemment de s'en abstraire...

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